Quand les dieux jouent aux hommes

Arena for the Gods : derrière les mécaniques d’un jeu de société d’affrontement

Équiper son héros des meilleures armes, sorts et boucliers pour défaire ses adversaires dans l’arène : voilà qui pourrait résumer, à bien y regarder, un grand nombre de jeux de société modernes. Parfois, les armes sont des plus gros moteurs, les sorts des améliorations de bâtiments et les boucliers des cartes « esquive ». Parfois c’est littéralement ce que les joueurs font dans le jeu : se blinder et se cogner. Mais est-ce vraiment ce qui se joue ?

Sorti il y a six ans, Arena : For the Gods (Maxime Rambourg |Iello, 2017) met en scène des combats de héros aux inspirations multiconfessionnelles (helléniste, indou, inca, égyptienne…) dans une arène dangereuse et modulable dont ils n’échapperont que morts ou très amochés, le tout pour le plus grand plaisir des Dieux qui les regardent. Dans l’imaginaire du jeu, nous incarnons ces combattants « tout-puissants » qui servent le show. Mais de la façon dont est illustré le plateau (vue plongeante sur l’arène, les dieux-spectateurs anthropomorphes représentés sur le pourtour et regardant vers le centre) et de la posture phénoménologique des joueurs (qui lancent les dés et contrôlent le monde de leurs mains) se dégage en réalité l’impression que nous sommes nous-mêmes des Dieux. Les héros que nous manipulons ne sont pas nos avatars : ce sont nos marionnettes. La différence se joue dans la mise à distance de l’objet contrôlé et dans l’affect qui en découle. Nos gladiateurs sont expandables, jetables et « consommables » – et nous, des consommateurs amusés du spectacle de la mort.

 « Soyez rusé et frappez fort car un seul d’entre vous pourra prétendre au titre d’Élu des Dieux. » (Livret de règles)

The Expendables (Sylvester Stallone, 2010) — Faust (Murnau, 1926)

La première phase du jeu, avant le combat à proprement parler, consiste à mener une série d’enchères cachées pour obtenir les meilleurs équipements du marché. Pour cela les joueurs vont miser et dépenser des ressources ; ce qui leur en restera à la fin des enchère constituera leur réserve de points de vie. Il y a là déjà une forme de sacrifice par le sang, un sacrifice sur l’autel de la puissance : je renonce à une partie de moi-même pour augmenter ma capacité de nuisance. Métaphore parfaite de toute course au pouvoir et à la domination, mais plus encore du primat de la compétition glorifié par nos sociétés, cette phase de jeu implique littéralement de se saigner pour avoir une chance d’être compétitif : ma survie à venir dépend de ce à quoi je renonce aujourd’hui. Un moindre coût, d’aucuns diront, quand il s’agit à l’arrivée de sauver sa peau.

Une fois équipés, les joueurs se traquent dans l’arène, se planquent, se tabassent et se bousculent : tout peut blesser dans ce monde hostile. Le jeu s’arrête à la mort du premier gladiateur, c’est-à-dire dès que les choses deviennent « sérieuses » et qu’un point de non-retour est franchi : les spectacle est terminé. On compare alors le peu de vie qu’il reste aux survivants pour déclarer le vainqueur : le moins amoché l’emporte. La loi du plus fort, donc ? En apparence seulement.

Battle Royale (Kinji Fukasaku, 2010) — Windseed, n°3 (Norman Mooney, 2022)

Alea jacta est

En vérité, l’issue du combat n’est que très peu dépendante de la compétence individuelle. C’est la chance aux dés qui détermine, en grande partie, votre destin. Arena, comme bien d’autres « yam’s avec des baffes » (Bang !, King of Tokyo), utilise une poignée de « dés à sigles » dont on alloue les résultats pour des effets et enchaînements variés. Les équipements acquis en début de partie, élargissant l’éventail d’actions possibles, ne sont qu’une façon de s’accommoder du résultat des dés : la polyvalence de son attirail de départ est l’une des clés stratégiques du jeu. En quelque sorte, les dés sont joués avant même que la partie ne commence. Et c’est bien là l’un des discours à l’œuvre dans Arena : notre survie potentielle dépend de notre capacité à nous assurer contre l’imprévisible. En d’autres mots, notre capital de départ (économique, social, culturel) nous permet de faire face – inéquitablement – à la brutalité de la vie.

Mais plutôt que de faire le constat de nos différences, Arena, comme l’essentiel des jeux modernes, clame « l’égalité des chances » : d’abord en commençant de façon symétrique (les joueurs ont au départ la même quantité de points de vie à sacrifier), puis en faisant marcher tout le monde au rythme des dés. Le hasard, justice aveugle que l’on ne contrôle pas malgré toute notre puissance démiurgique, rééquilibre in fine le combat : un personnage « mal équipé » peut très bien vaincre sur un jet de dé. N’est-ce pas là le rêve de tout un chacun, de déjouer son propre destin par un coup du sort qui nous affranchirait de nos limitations matérielles, sociales, culturelles ? La chance est, comme toujours, le grand raccourci rêvé vers la victoire.

Rattenkönig (“Rat King”, installation de Katharina Fritsch, 1993)

Psychologie de la survie

Très vite pourtant émerge le véritable jeu dans le jeu : celui des joueurs – et non des personnages – entre eux. La psychologie, le louvoiement, les biais cognitifs entrent en scène en même temps que les gladiateurs. Derrière les bousculades et les coups d’épée, Arena se révèle être un pur jeu de négociation et d’alliance, un jeu de « politics » selon le terme consacré dans Characteristics of Game* : ces jeux à interaction ciblée qui tendent à être dominés par les comportements émergeants plutôt que par le cœur de règles.

Sous couvert d’une course à la puissance se cache ainsi un véritable observatoire des dynamiques interpersonnelles. Puisque tu es plus fort que moi, je vais m’arranger pour que tu tapes quelqu’un d’autre. Puisque tel autre semble sur le point de gagner, allions-nous pour le faire tomber. L’équilibre des forces se fait ainsi progressivement entre les joueurs : un vainqueur sera bien déclaré « élu des dieux », mais l’écart entre lui et les autres sera mince, renforçant l’impression consolatrice que chacun aurait pu l’être à sa place.

Pollice Verso (Jean-Léon Gérôme, 1872) — Cicéron au Sénat accuse Catilina (Hans W. Schmidt, non daté)

Leçons de sagesse

Version moderne du colisée, Arena se fait le discret reflet d’un monde hanté par le combat pour la suprématie. Cet arrière-fond thématique, très commun dans les jeux de société modernes, est pourtant rarement l’occasion d’un regard critique sur les systèmes qui génèrent la violence. C’est là qu’Arena se distingue à travers l’ironie de sa mise en scène. En exacerbant jusqu’à la caricature les mécanismes de la course à la domination, le jeu nous renvoie à notre propre bouffonnerie. La mise en abîme du spectacle (les joueurs sont à la fois héros/acteurs et dieux/spectateurs de leurs bastonnades) donne à l’ensemble des airs de grand guignol : la quête frénétique de toute-puissance débouche sur la prise de conscience de son propre ridicule.

C’est dans cette fonction cathartique que les jeux d’affrontement comme Arena trouvent toute leur place sur les étals des boutiques : nos belligérances seraient bien avisées de se régler autour d’un plateau de jeu plutôt qu’à coups de missiles. C’est peut-être même là que se dessine le destin des jeux : dans leur capacité, à l’instar du sport, à proposer une forme alternative et sublimée à la résolution de conflit. Mais, pour qu’elle ait une chance d’exister, cette utopie implique que les parties prenantes s’accordent sur des règles du jeu. L’actualité politique, sociale et économique, nous démontre – hélas – combien nous en sommes encore loin.

Le monde ludique, qu’il est facile de penser apolitique et « frivole », se distingue en ce sens par sa culture du respect de la règle commune, condition préalable à son existence même. Voilà une vision que l’on pourrait voir comme en avance sur les politiques belliqueuses de nos « tout-puissants » qui nous donnent parfois l’impression de n’avoir jamais quitté la vieille arène romaine. Mais qui sont alors les Dieux qui nous regardent en se gaussant de nos cruelles pantalonnades ?

Références

George Skaff Elias, Richard Garfield, & K.Robert Gutschera (2012). Characteristics of Games. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press.

Index de jeux cités

King of Tokyo, Richard Garfield (Iello, 2011)
Bang! Le jeu dés, Michael Palm & Lukas Zach (DV Giochi, 2013)
Arena : For the Gods, Maxime Rambourg (Iello, 2017)

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