Traversée des jeux en solitaire

La quête intime de l'adversaire invisible

Jouer seul à un jeu de société pourrait passer pour un oxymore, si tant est que l’on associe encore les jeux d’édition* au partage d’une expérience collective, à la réunion de plus d’un désir de « ludus ». Pourtant, le nombre de joueurs reste une variable d’entrée, un dimensionnement de l’expérience optimale : la possibilité de jouer sans les autres tient toute entière dans un choix de design. La fonction sociale des jeux n’est plus dès lors une caractéristique ontologique, mais une composante : la communauté est devenue optionnelle. Serait-ce le début d’un âge où les jeux ne font plus société ? Sonnez le cor !

L’expérience du jeu en solitaire n’est pourtant pas une nouveauté. Du jeu libre de l’enfant aux puzzles et aux mots-croisés, des innombrables variantes de réussites de l’histoire de la carte à jouer aux arcades et aux jeux-vidéos, le jeu « à un » a sa place légitime dans la constellation des formes ludiques. Dernier avatar de ce continent : le paradoxal « jeu de rôle solo » (Colostle, Chronique d’un vampire millénaire), forme sophistiquée d’exercice d’écriture à contrainte, voire de rêverie lucide. Rien de moins commun donc que le jeu « solo » : c’est même aujourd’hui un genre en soi et une option incontournable des éditeurs soucieux de cocher toutes les cases du marché.

Il n’aura pas fallu attendre ce phénomène éditorial pour comprendre que beaucoup des jeux de société peuvent être joués seul (ne serait-ce qu’en « schizophrène », en jouant tous les joueurs à la fois). Élargir la jauge affichée sur la boîte à un joueur aura surtout été une barrière culturelle et psychologique à franchir, plus que technique. Car même si l’on retrouve parfois l’adjonction d’un « mode solo » dans les règles, d’un plateau dédié voire ou d’un deck « I. A. », de nombreuses mécaniques fonctionnent finalement d’elles-mêmes, dès lors que le système ne repose pas sur l’interaction entre les joueurs mais avec ou autour du jeu. De nombreux jeux « multi-joueurs » peuvent ainsi être vus comme des jeux solos côte-à-côte : c’est le cas de la plupart des jeux de « course aux points » avec peu d’interaction entre les joueurs (Stroganov, Terraforming Mars), mais aussi de tous les jeux dits coopératifs à un seul camp (Sub Terra, Andor).

Seul au monde (Robert Zemeckis, 2000) — Jeux solo sur une île déserte (Palm Island, Vendredi)

Parties avec soi-même

En dehors de ces « arrangements » de jeux pensés d’abord au pluriel puis joués au singulier, il existe tout un pan de jeux conçus et revendiqués pour n’être joués qu’avec soi-même : les jeux en solitaire. L’enjeu principal de leur game design est de réussir à retrouver la dimension d’incertitude que constitue ailleurs l’adversaire humain. Celle-ci peut provenir de notre propre incomplétude : l’ignorance du chemin vers la réussite suffit souvent à générer le plaisir de la recherche. Ainsi certains jeux solos classiques ou traditionnels se présentent sous la forme de puzzle, de casse-tête (Rubik’s Cube, Rush Hour, et l’emblématique solitaire), de jeu d’adresse (le bilboquet), ou encore de problème mathématique. La grande famille des jeux d’enquête et « escape box » (Codex, Legacy, The Curious Correspondance Club, Unlock) entre pleinement dans cette catégorie. Dans ces derniers, la compétence du joueur prime pour gagner.

Mais principal moteur d’incertitude sur lequel s’appuient les jeux solos modernes reste une forme plus ou moins sophistiquée de hasard. Certains jeux se fondent ainsi sur la pioche et la révélation de cartes (Vendredi, Arkham Noir, Onirim, Unbroken, L’expédition perdue, Palm Island), quand d’autres utilisent un set de dés au cœur de leur mécanique (One Deck Dungeon, La Mort aux trousses, Proving Ground). Parfois, l’élément aléatoire est très ponctuel (Maquis, avec ses cartes « patrouille »), mais structure toute la partie, comme la clé de voûte de l’expérience. Retirez le hasard et vous n’avez entre les mains plus qu’un casse-tête.

Solo Chess (Anonyme, Courtesy MIT Museum, 1984)

Par essence, cette catégorie pourrait porter le nom de : jeux de chance « orientée ». Ils peuvent être vus comme des formes sophistiquées de patiences, l’autre nom consacré des réussites dans les cartes à jouer. Ici, l’adversaire c’est le hasard : on joue contre sa chance. Mais à la différence d’un pur jeu de hasard (apanage de la Française des jeux), les jeux solos intègrent la satisfaction pour le joueur d’avoir réussi grâce à un ensemble de bonnes décisions prises au bon moment. Les jeux solos entretiennent ainsi l’illusion de l’auto-réalisation : si je gagne, c’est aussi dû à mon savoir-faire, à ma vision stratégique, voire à mon intuition ou à mon audace. Cette croyance que nous portons en nous la capacité d’agir sur notre destin existe comme présupposé existentiel, voire métaphysique, de tous les jeux de société en solitaire. C’est le cri de résistance face au « mektoub ».

La Mort aux trousses (Titre original : "Wreckland Run", Renegate Game Studio, 2022)

Gestion de crise

Caractéristique d’une nouvelle vague de jeux solos modernes, La Mort aux trousses nous plonge dans un univers post-apo d’inspiration Mad Max. Oubliez Cary Grant et les avions : ici ce sont des bagnoles bricolées qui se culbutent dans le désert, bien que la dynamique du jeu donne plutôt l’impression d’une une forteresse médiévale assiégée plutôt que d’un convoi lancé à pleine balle à travers les dunes. Le jeu utilise un système d’attribution de dés (d6) qui viennent amocher notre véhicule ou servir à dézinguer l’ennemi. La Mort aux trousses est incontestablement un jeu de chance (une série de mauvais jets peut réduire à néant mon véhicule). Mais la victoire tient aussi à ma capacité à upgrader mon véhicule d’équipements variés et à optimiser l’ordre des effets déclenchés par l’allocation de mes dés. Ces choix sont déterminants dans la progression du jeu.

Ainsi, comme beaucoup de titres similaires, La Mort aux trousses s’avère être une mise en scène thématisée de la gestion du risque. Le choix de ses équipements ou la priorisation des ennemis à éliminer constituent la mise à l’épreuve d’un système de défense capable de faire face à des situations possibles, probables – voire certaines. Sous son univers de moteurs rutilants et de gros guns, le jeu peut être vu un précis d’optimisation de la catastrophe. Comment puis-je m’adapter – et m’en sortir – lorsque les événements me tombent dessus ? Là où les jeux coopératifs poussent à prendre ensemble la meilleure décision à un instant t, les jeux en solitaire nous laissent seuls face aux conséquences de nos choix.

Volcano (Mick Jackson, 1996) - Les Temps modernes (Chaplin, 1936)

L’entropie du système

Dans les jeux solos modernes les mécaniques possèdent, d’une façon ou d’une autre, une forme d’entropie qui pousse inexorablement l’état du jeu vers sa condition de défaite. Le but est d’organiser, d’optimiser, de surmonter le chaos grandissant – en un mot de ramener de l’ordre. Les patiences ont depuis longtemps esquissé cet horizon : à partir d’un paquet de cartes mélangées, il s’agit de former des suites ou de classer les couleurs, c’est-à-dire de retrouver des structures perdues. Les jeux en solitaire passent ainsi comme l’expression parfaite de notre profonde aliénation quotidienne : faire en boucle des actions répétitives pour se maintenir à flot dans un système qui, inexorablement, nous englouti. Sans même avoir besoin de verser dans le post-apocalyptique, les jeux solo sont au fond tous des jeux de survie.

À première vue, ce gameplay semble faire du système notre adversaire. Gagner, ce serait vaincre la « machine à broyer ». En réalité la véritable « réussite » du joueur est celle d’avoir dompté la mécanique du jeu. Nous pensons le système dépassé, là où il n’a en réalité fait qu’être assimilé. À la fin de la partie, le joueur n’a plus d’adversaire parce qu’il est devenu lui-même le système. Les jeux en solitaire peuvent ainsi être vus comme d’excellents exercices d’asservissement : le système ne cherche pas nous éliminer, mais à nous pousser à continuer à jouer indéfiniment, car c’est cela même qui le maintient à flot, qui lui donne sa possibilité même d’existence.

« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. » (La Boétie, 1576).

Playtime (Jacques Tati, 1967) - La 2,333e Dimension (Marc-Antoine Mathieu, 2005)

Vœu de solitude

Si les jeux en solitaires reflètent notre rapport ambigu aux systèmes, ils ne forment pas pour autant de jugement à leur encontre : c’est à nous qu’il incombe de donner du sens à cette opération introspective. Car nous sommes seuls face à nos (in)décisions, seuls face à nos échecs plus fréquents que nos réussites. C’est en cela qu’il faudrait baptiser jeux de solitude cette famille de jeux pour un joueur.

Mais la solitude a deux visages : celle subie et traînée avec soi, la solitude mélancolique, et celle volontaire et intéressée, la solitude philosophique. Cette dernière est nourrie et sous-tendue par une quête de lucidité intime et personnelle. Le mouvement est celui de l’exploration des vertus d’un détachement conscient du monde. L’objectif : la recherche d’un dépassement de soi. Les jeux solos peuvent être ainsi vus de deux manières. D’un côté, le triste constat du lent délitement d’un lien social en sursis ; de l’autre, l’avènement d’une nouvelle forme d’exercice d’introspection méditative. Pour connaître sa tendance, une suggestion : lancer une pièce et jouer sa vie à pile ou face.

Définitions*

Jeu d'édition - Aussi dit « jeux propriétaires », ils ont pour particularité « d'associer étroitement règles et contenus au point d'en devenir inséparables : la règle n'a de sens que rapportée à la matérialité du jeu et inversement » (Berry, 2023; Brougère, 2021). Un jeu traditionnel de 52 cartes n'est pas considéré comme un jeu d'édition.

Références citées et consultées

Berry, Vincent (2023). Introduction à la recherche collective « Émergence du jeu de société moderne en France (1950–2000) ». Texte inédit.
Brougère, Gilles (2021). « Des jeux et des sociétés », Sciences du jeu, n° 14. En ligne.
Dupuy, Jean-Pierre (2004). Pour un catastrophisme éclairé. Edition du Seuil.

Jeux cités

Andor, Michael Menzel (Kosmos, 2012)
Arkham Noir, série de jeux publiés par Ludonova
Chronique d’un vampire millénaire, Tim Hutchings (La Loutre Roliste, 2023)
Codex: L’Ultime Secret de Léonard de Vinci, Flaurent Cautela (Les éditions du Lion Vert, 2021)
Colostle, Nich Angell (Arkhane Asylum Publishing, 2023)
L’expédition perdue, Peer Sylvester (Osprey Games, 2017)
La Mort aux trousses, Scott Almes (Wreckland Run, Renegate Game Studios, 2022)
Legacy, Mathias Daval (Argyx Games, 2020)
One Deck Dungeon, Chris Cieslik (Asmadi Games, 2017)
Onirim, Shadi Torbey (Z-Man Games, 2010)
Palm Island, Jon Mietling (Portal Dragon, 2018)
Proving Ground, Kane Klenko (Renegate Game Studios, 2019)
Rush Hour (Thinkfun, 1996)
Stroganov, Andreas Steding (Game Brewer, 2021)
Sub Terra, Tim Pinder (Inside the Box Board Games, 2017)
Terraforming Mars, Jacob Fryxelius (Fryx Games, 2016)
The Curious Correspondance Club, série de jeux d’enquêtes sous forme d’enveloppes (Mysterious Package Company, depuis 2021)
Unbroken, Artem Safarov (Altema Games, Golden Bell Games, 2018)
Unlock, série de jeux publiés par Space Cowboys depuis 2017
Vendredi, Friedemann Friese (2F-Spiele, 2011)

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