Unmatched : Mythologies d’un blockbuster

Ce qu’il nous reste après un combat dans le vide

À l’heure qu’il est, Lewis Caroll, Sir Conan Doyle et H. G. Wells se retournent probablement dans leur tombe. Leurs héros mythiques, Alice, Sherlock Holmes et l’homme invisible, ont été arrachés à leurs univers respectifs, moulés dans une figurine de plastique et haché menu dans un deck de trente cartes – avant d’être jetés dans une arène pour s’affronter jusqu’à la mort. Bienvenue dans Unmatched.

C’est la bonne idée de ce jeu d’affrontement que d’avoir renouvelé les têtes d’affiche en allant puiser ses thèmes dans la littérature (Dr. Jeckyll, Dracula), la culture populaire (Robin des Bois, le Roi Arthur, Sinbad) ou encore la mythologie (Méduse, Achille). Dans un imaginaire mainstream saturé par Marvel et Disney, cette approche a de quoi intriguer, voire séduire (notons toutefois que Marvel a depuis réussi à phagocyter le jeu en y installant quinze de ses superhéros). Chaque personnage est décliné à travers un style de jeu qui lui est propre, ajoutant à la sensation de jouer à la manière de, du moins à travers l’idée que se font les concepteurs de ces figures emblématiques (qui est peut-être parfois l’idée vague et archétypale que l’on s’en fait nous-même).

C’est le concept du « cross-over » que l’on retrouve ailleurs dans des gammes comme Smash Up ou encore Villainous. Les mécaniques de ces jeux sont différentes, mais ce qui est vendu est le même : la perméabilité des univers de fiction. La boîte de Pandore du multivers est ouverte et tant que vous avez les droits d’exploitation toutes les hybridations son possibles. Imaginerons-nous un jour King Kong contre Bilbo le Hobbit, Tom Sawyer contre Gavroche, Harry Potter contre Barby, ou encore Poutine contre Jean-Marc Jancovici ? Il est étonnant que le jeu n’ait pas encore mis en scène la créature du Dr. Frankenstein, tant celle-ci pourrait être vu comme la métaphore même de ces assemblages monstrueux qui sortent de l’usine à fantaisie.

Epic Rap Battles of History (Nice Peter & EpicLLOYD, depuis 2010) – Frankenstein (Kenneth Branagh, 1994)

En réalité, ce qui se joue est bien plus grave : c’est le chant du cygne de l’imaginaire. Frileux à l’idée de prendre le risque d’explorer de nouveaux horizons, le grand marché de la culture a trouvé son interprétation du développement durable : le recyclage à l’infini.

Dans Unmatched, le héros traditionnel est arraché à sa terre originelle (son « roman-terrier » pourrait-on dire) et mis dans un bocal de chloroforme. Il est vidé de son sang – lire : de son sens – et son identité se fige dans une forme nécrosée que les industriels du divertissement agitent sous nos yeux nostalgiques. Leur art est celui des nécromanciens et nous assistons jour après jour à toujours plus de spectacles qui empestent la mort. Unmatched n’est pas autre chose que l’énième avatar de cette colonisation de l’imaginaire par une armée de morts-vivants. Lorsque l’on sait qu’Unmatched est lui-même une exhumation de Star Wars Epic Duels (du même auteur) croisé avec Tannhäuser, cela n’a rien d’étonnant : l’hybridation est son ADN.

Le plateau dans UnmatchedCounter Strike (Valve, 2000)

Course de fond

Et le jeu dans tout ça ? Si le thème confirme la standardisation de l’imaginaire qui ronge la partie la plus encombrante du secteur culturel, sa mécanique cherche-t-elle au moins à sauver l’honneur des Sherlock Holmes et consorts ?

Dans Unmatched, je dois éliminer mes adversaires en réduisant leur jauge de point de vie à zéro. Pour cela je dispose au départ de cinq cartes en main et à chaque tour l’équivalent de deux points d’action me permettant au choix de : 1) piocher et avancer (action double appelée « manœuvre ») ; 2) attaquer (défier sa cible en jouant une carte) ; 3) jouer un « stratagème » (une carte pouvoir). Le tout se déroule dans une arène fermée et découpée en zones interconnectées.

Au cœur des interactions, les joueurs jouent chacun une carte face cachée, puis la révèle : la valeur la plus haute l’emporte. S’en suit une myriade d’effets et de capacités de cartes qui viennent contrebalancer le résultat en jouant sur les différentes variables du jeu (points d’attaque et de défense, pioche, positionnement du personnage, etc.). Ainsi Unmatched, sous ses airs de règlement de compte tarantinesque, est essentiellement un jeu de bataille, croisé avec un jeu de placement tactique et un jeu de bluff. C’est une bataille avec des ellipses, car les joueurs n’ont pas toujours les cartes en main pour solver l’affrontement. Ils attendent le bon moment, la bonne carte – et entre les deux, ils se baladent.

Car Unmatched est un jeu où l’on se déplace beaucoup. Le mouvement est vital puisque c’est lui qui permet de renouveler sa main et de réaliser les autres actions du jeu. En fonction de nos cartes (ou de leur absence), nous passons notre temps à fondre sur l’ennemi ou à le fuir pour se renflouer. Toute la stratégie consiste ensuite à couper la retraite de la proie qui n’a plus de cartes en main (le jeu aurait pu s’appeler « La Traque », tant il donne l’impression anxiogène de n’avoir nulle part où s’enfuir). Le plateau, qui semble tombé d’un cours de théorie des graphes, n’est au fond qu’un labyrinthe refermé sur lui-même, où l’entrée et la sortie ne font qu’un et où les joueurs incarnent tour à tour le Minotaure de l’autre.

Sisyphus (Jana Sterbak, 1998) – The Shinning (Stanley Kubrick, 1980)

Invocation mythologiques

Cette impression de n’avoir aucun échappatoire résonne avec un sentiment d’impuissance qui hante régulièrement le jeu. Ici, c’est l’impuissance à se protéger quand l’adversaire nous défie et que nous n’avons pas de cartes « défense » à jouer en réponse. L’attaque est alors cinglante et tous les dégâts pénètrent. Là, c’est l’impuissance d’un personnage coincé sur sa case, cerné par d’autres héros ou leurs sbires (les jetons alliés dont disposent certains personnages) et incapable de s’évader.

Impuissance enfin devant l’épuisement de nos options de jeu, dans le cas d’une main vide ou mal fournie : la seule chose à faire est alors le repli tactique. Ainsi condamnés à une errance de nécessité, les héros (et les joueurs) ont toutes les occasions de se sentir prisonniers de leur sort, victimes du destin qui s’acharne. À bien y regarder, Unmatched est certainement à placer dans le genre des supplices.

D’un côté, il y a Sisyphe et son mythique rocher. Les joueurs d’Unmatched sont perpétuellement pris dans le cycle accumulation/déplétion, le flux et reflux de ce qui rend possible toute action : la main de carte. Et pour cause : une main vide est synonyme de mort. Il faut alors entreprendre une lente résurrection, une reconquête de ses facultés de nuisance à travers ses « manœuvres », avec l’espoir de piocher la bonne carte.

Et c’est là qu’entre en scène un autre supplice, celui de Tantale et de son impossible accession à la table des mets. Face à nous, cet objet de désir : la main idéale qui nous permettra d’achever l’adversaire aux abois. Entre nous et le carré d’as, les infinies variations de la pioche et de ses déconvenues. La toile de fond de tout cela, c’est un dernier supplice : celui de Prométhée. Enchaînés à notre plateau (lui-même maillage de chaînes), nous voilà condamnés à nous ronger le foie jusqu’à ce que les forces vives s’épuisent et qu’une nouvelle partie recommence.

Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993) – Fight On The Sidewalk (Jeff Wall, 1994)

Le sens de la rixe

Malgré son statut de blockbuster, Unmatched a toutes les allures d’une bagarre de rue. Oubliez le ring et le dohyō : imaginez plutôt la ruelle et le parking. Nous sommes au royaume des chassés-croisés, des coups de canif rapides et des mêlées désordonnées. C’est là tout le contraste du jeu : convoquer des figures vénérables, alter-ego positifs de notre propre imperfection et imprégnées d’une aura de désirabilité, pour in fine les amener à se battre dans le caniveau. Non content de faire fi du sens dont ses fictions de références sont à l’origine porteuses, Unmatched achève son travail de javellisation de l’imaginaire à travers la déchéance des héros qu’il convoque. La culture (au sens d’espace subversif de réinvention du monde et de soi-même) est morte un lundi à 22h, sur le trottoir de la rue Montorgueil.

C’est l’évidence même de dire que les jeux de société n’échappent pas à la marchandisation de la culture. Unmatched, par ailleurs plutôt plaisant à jouer et offrant de joyeux duels, s’inscrit dans le sillage des œuvres dévouées au capital à la mémoire courte. Il ne s’agit plus de célébrer l’histoire et son héritage, ni plus d’aller y chercher un éclairage sur notre époque. Non, le recyclage culturel procède du clonage : à partir d’une goutte de sang, nous avons refabriqué un dinosaure, époustouflant et terrifiant à la fois, mais désespérément inutile. Sous des dehors rutilants, nous faisons du sur place.

Édition « Bruce Lee » de UnmatchedMiami Vice (Michael Mann, 2006)

Et la formule fonctionne : les éditions et extensions s’enchaînent. Le marché français n’exploite qu’une partie de ce qui est déjà sorti aux États-Unis (imaginez ce qui nous attend : Bruce Lee, Buffy contre les Vampires…). Nous lisons : « Unmatched est plus qu’un jeu de combat. C’est une invitation à devenir le héros d’une histoire épique » (Boucher, 2019). Ce discours de pur marketing traduit néanmoins un certain aveuglement (conscient ou non) sur le processus à l’œuvre derrière ces productions. Comme si l’évocation seule du héros suffisait à nous plonger dans son univers, dans sa sensualité. En réalité, il n’y a rien à l’intérieur de ces figures de paille. Tout est beau, léché, précis et simple à comprendre – les clés de la recette du succès. Et c’est là toute l’ambiguïté du système, d’être à la fois creux et désirable. Car il faut le dire : Unmatched reste, pour son plus grand paradoxe, un bon jeu.

Tout compte fait, il pourrait bien manquer un duel de légende à la collection : Jean Baudrillard contre Steve Jobs. Mais nous savons déjà qui est sorti vainqueur.

Romain Pichon-Sintes – Le miroir des jeux – Janvier 2024

Références

Boucher, Jayme (2020). « 4 New Marvel-Themed UNMATCHED Game Titles Coming from Mondo / Restoration Games in 2021 ». Interview de Jayme Boucher (directrice des jeux du fabriquant Mundo, à l’époque de la sortie du jeu), sur le blog de Mondo. En ligne.

Daviau, Rob (2019). « Unmatched Legacy - Interview with Iconic Designer Rob Daviau ». Interview du principal créateur du jeu.  En ligne.

Thoret, Jean Baptiste (2022). « Michael Mann : mirages du contemporain ». Interview du critique de cinéma à l'occasion de la sortie de son livre aux éditions de la librairie Mollat.. En ligne.  En ligne.

Jeux cités

Unmatched, Rob Daviau (Restauration Games, 2019)

Smash Up, Paul Peterson (Alderac Entertainment Group, 2012)

Villainous (Prospero Hall, 2018)

Star Wars Epic Duels, Rob Daviau, Craig Van Ness (Milton Bradley, 2007)

Tannhäuser, William Grosselin, Didier Poli (Take On You, 2007)

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