Le jeu est un espace

Manifeste pour une vision élargie du jeu

The Artist is Present (performance de Marina Abramović, 2010) – Squid Game (Hwang Dong-hyeok, 2021)

Les boutiques de jeux débordent de produits, les jouets s’entassent dans les supermarchés, les jeux-vidéos constituent une industrie qui dépasse en revenus celle du cinéma, les casinos et la Française des jeux produisent des morts-vivants, le business de la gamification avance à pas cadencés : est-ce donc à cela que nous réduisons le jeu, un marché ? Le jeu, comme toute vache à lait qui s’ignore, a fini par être exploité par le biais de ses nombreuses formes matérielles. Il est temps d’ouvrir les volets de cette grande maison et d’y dépoussiérer quelques truismes.

Le jeu des « définitions du jeu » comprend de multiples variantes. Il est courant de voir le jeu comme une forme distinguable des autres, un objet composite aux propriétés multiples, un assemblage de règles, une catégorie d’expérience, ou encore une « occupation isolée du reste de l’existence » (Caillois, 1968). Mais bien souvent la matérialité du jeu restreint la perception que l’on peut en avoir. Il faut opérer un détachement du « quotidien du jeu » pour esquisser les contours de cette chose indissociable de la vie. Au cours de cette manœuvre exploratoire, une théorie m’est venue de l’horizon : le jeu est un espace, au sens cartographique et spatial. C’est un lieu, mais un lieu sans coordonnées, un lieu qui peut, par essence, être ou ne pas être : un espace aussi bien mental que physique. Le tout premier des jeux consiste à créer cet espace.

Car le jeu est d’abord un endroit où l’on se retrouve avec l’autre (qui peut ne s'incarner que par l’entremise de la fiction, comme dans l’expérience de la lecture ou des jeux en solitaires). Quiconque entre dans cet espace n’est pas contraint à jouer. Le jeu possède une aura qui rayonne tout autour de lui et s’étend jusqu’aux observateurs : un parent qui regarde son enfant jouer au parc, les streamer d'un match de e-sport ou encore les visiteurs d'un terrain d'aventures sont dans l'espace du jeu. Quiconque entre dans cet espace n’est pas non plus obligé de s’amuser. Le jeu accepte la diversité des goûts et des humeurs : seul compte le désir de faire partie de cet espace.

Vol au-dessus d’un nid de coucou (Miloš Forman, 1975) – The Stanley Parable (Galactic Cafe, 2013)

Mais le jeu est à ce point imbriqué dans les diverses couches de la société que l’on n’en distingue plus que les contours, par le prisme unique de ses multiples objets-supports, si familiers, si anecdotiques. Le jeu a tôt fait d’être assimilé au même plan que tout le reste de nos activités et rejoint le rang des banalités. Il est ici perçu comme un colisée de plus, un spectacle ou un cirque ; là comme un filon d’une mine à ciel ouvert, dont on chercherait la pépite. Nous avons oublié à quel point son existence même pouvait être subversive. Car le jeu est un lieu dans lequel on entre pour faire autre chose que ce que le réel nous demande et nous impose de faire. Derrière « réel », il faut entendre norme du corps social, impératifs de survie, dictat des conventions – la vie dans son déroulement programmé.

Qualifié souvent d’« improductif », le jeu est en vérité tout le contraire : il travaille. Il sillonne et creuse comme le ferait une rivière souterraine : au nez à et à la barbe de tous, continuant son travail de sape d’un système qui ne demande qu’à s’effondrer. La substance du jeu se passe ainsi comme un relais de main en main, de zone en zone, presque pourrait-on dire en contrebande. Le jeu investit la société à la façon d’un cheval de Troie peint aux couleurs de la frivolité, du loisir et de la défection du principe de réalité : il est déconsidéré des choses sérieuses par ceux qui aiment à voir le monde par l’œillère d’une porte blindée. Le stratagème est parfait.

Dogville (Lars von Trier, 2003) – Signes (M. Night Shyamalan, 2002)

En réalité le jeu porte avec lui un véritable projet politique. Entrer dans le territoire du jeu, c’est d’abord aller à la rencontre de l’autre non pas comme ennemi, mais comme partenaire et cocréateur de cet espace. Le « but du jeu » est de répondre à la question : comment collectivement faire société dans un espace commun ? L’impossibilité d’une réponse satisfaisante à cette question – ou du moins sa mise en pratique dans un monde sous contraintes – fait du jeu l’utopie réalisée de ce après quoi courent désespérément nos sociétés : un espace où se retrouver en paix (mais le veut-on vraiment ?), autour de règles communes et d’activités qui subliment nos barbaries compulsives, et ce nonobstant les jeux de violence, ce double maléfique qui participe de l’occultation du jeu comme projet collectif.

Car le jeu est un espace qui autorise à baisser les armes, voire même peut-être à les déposer, pour que lorsque nous en ressortions, nous ne les portions plus avec nous. C’est l’un des malentendus autour du jeu que d’y voir une machine à produire des vainqueurs et des vaincus, dans un mimétisme primaire de la compétition à l’œuvre dans notre passion pour les structures hiérarchiques (Laborit, 1976). Car s’il est bien le reflet des forces à l’œuvre dans notre monde, le jeu nous autorise à ne pas nous y soumettre. Il nous permet d’être vulnérables, de ne pas être les meilleurs au risque de la marginalisation. Naturellement, nous gardons en jeu nos vices, nos tourments et nos faiblesses. Mais dans cet espace nous pouvons limiter leur aliénation. C’est là son véritable pouvoir.

The Game (David Fincher, 1997) – Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933)

Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le jeu se moque bien de sa forme et de sa tribu. Le jeu est un espace qui appartient à tout un chacun, sans murs ni frontières, un espace – si rare – que nul ne peut revendiquer pour en privatiser ou en monétiser l’accès. Ainsi, jouer n’est pas, sous cette plume, que le conjureur de l'ennui existentiel. C’est un acte de résistance, une façon de dire : il y a autre chose que la béquée que l’on nous sert. À bien y regarder, le jeu fonctionne comme un véritable émulateur de liberté.

Le jeu est un espace secret où l’on vient entretenir la flamme de ce qui faisait de nous des enfants heureux et insouciants, la flamme de l’espoir qu’il reste encore à notre humanité des modalités d’existences alternatives. Le jeu est peut-être le dernier sanctuaire de ce que l’on peut encore appeler le « monde sain » – et il se cache tout juste sous nos yeux.

Romain Pichon-Sintes – Le miroir des jeux – Janvier 2024

Références

Caillois, Roger (1958). Les jeux et les hommes : le masque et le vertige. Gallimard.

Laborit, Henri (1976). Éloge de la fuite. Folio.

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