‘Pandemic Legacy’ : apprendre à gouverner

Les leçons d’un ingénieux calendrier de l’Avent

Par bien des aspects, les jeux de société peuvent être vus comme des boucles. Il y a bien sûr ce que l’on appelle la « boucle de gameplay », cette séquence d’actions-instructions que l’on va répéter entre le début du jeu et sa résolution. Elle constitue le cœur de la mécanique et peut elle-même s’inscrire dans la boucle plus large des phases ou séquences de jeu : jouer un pli à la belote est une boucle primaire qui s’inscrit dans la boucle secondaire de la partie consistant à jouer huit levées consécutives. Mais c’est aussi la boucle étendue qui va de l’ouverture de la boîte à son rangement, du flux matériel à son reflux – d’un état initial à un état final qui est le même, à savoir la bête du jeu rentrée dans sa cage de carton.

Depuis les jeux « legacy », une autre figure géométrique semble avoir émergé : celle de la flèche. Le jeu possède un état final post ludum qui est différent de son état initial et, même s’il conserve à l’évidence ses nécessaires boucles de gameplay, il progresse. La norme des jeux de société est au contraire celle du « reboot ». Toute fin de partie est en effet suivie d’un retour ritualisé à l’état originel. Et c’est tout ce qui change avec les jeux legacy : il n’y a pas de retour en arrière possible.

Pour la première fois expérimenté avec Risk Legacy en 2011, le format s’est popularisé avec le succès de Pandemic Legacy (2015), décliné en trois épisodes à ce jour. Dans leur version la plus « radicale », ces jeux se démarquent par une transformation définitive de leur matériel en cours de partie : déchirer une carte que l’on n’utilise plus, écrire ou coller des stickers sur les cartes, le plateau ou le livret de règles. Ces détériorations sont souvent la conséquence de choix à faire ou de phases de jeux programmées. Le système legacy propose ainsi aux joueurs de questionner leurs habitudes en s’attaquant à un certains nombres de totems, comme « l’exploration sans conséquences » ou encore la valeur que nous accordons à la « rejouabilité perçue » (Daviau, 2017). Telle une boule de bowling lancée sur un jeu de quille, le legacy est venu secouer notre manière de voir le jeu.

Alerte ! (Wolfgang Petersen, 1995) – Un jour sans fin (Harold Ramis, 1993)

Le feuilleton des jeux

Pandemic Legacy – Saison 2 (2017), qui nous intéresse ici, est un jeu qui prend du temps. Vous jouez au minimum 13 parties (pour peu qu’elles soient toutes réussies), d’en moyenne 45 à 60 minutes chacune. Le matériel peut rester sur la table d’une partie à l’autre (plus simple que de tout ranger) et s’imposer ainsi dans l’espace de vie quotidienne. De scénario en scénario, le jeu devient un rendez-vous attendu et produit une sorte de compagnonnage dont l’expérience est, à bien y regarder, à rapprocher du visionnage d’une série. Plus précisément : d’une série d’espionnage à suspense.

Les ingrédients du genre sont là : le rythme haletant, la pression constante et retournements de situation spectaculaires, le nom des laboratoires que l’on rencontre dans le jeu (OPAL, JADE, PEARL, TOPAZ, comme autant de noms de code). Les « réserves » et les « remèdes » après lesquels courent les joueurs sont les « MacGuffin » du jeu, l’élément prétexte hitchcockien qui motive l’histoire mais dont le détail du contenu réel importe peu (comme les microfilms, les codes de la bombe ou la liste des agents infiltrés). Les actions des joueurs rejouent elles-mêmes les grands classiques du genre : courir de ville en ville, se passer et délivrer des informations (les cartes « ville ») in extremis, révéler des facettes du monde jusque-là inconnue, accéder à de l’information vitale.

Là où traditionnellement un jeu se révèle entièrement aux joueurs (les règles, le matériel : tout est déjà là), Pandemic Legacy 2 cultive un sentiment de découverte en cachant une grande partie de son contenu pour n’y autoriser l’accès qu’à un certain moment de la partie. Cette mécanique de « porte et cadenas » (lock and gate, Egelstein, 2019), participe de l’effet de compréhension progressive, si chère aux films d’espionnage. Le point de départ est toujours de plonger les personnages (et spectateurs !) dans un état de doute et d’incompréhension (dans Pandemic Legacy 2 : histoire fragmentaire, plateau incomplet, découverte de mystérieuses règles « à trous »), jusqu’à ce que les éléments s’imbriquent au fur et à mesure, que le puzzle se complète et que le sens émerge. L’altération du matériel devient lui-même le témoin du temps qui passe dans la diégèse.

L'Étau (Alfred Hitchcock, 1969) – Cliffhanger (Renny Harlin, 1993)

Dès sa conception, le jeu a été découpé selon les trois actes de la dramaturgie classique (Daviau, 2017). L’histoire a ensuite été distillée sous forme fragmentaire, via un jalonnement de cartes distribuées régulièrement et à remettre dans l’ordre au fur et à mesure. Le jeu fait par ailleurs largement usage du « milking » scénaristique, ce que d’aucuns appelleraient du remplissage : avec peu d’événements, il faut pouvoir couvrir beaucoup de métrage. À ce contenu facultatif – comme souvent dans les jeux de société –, se mêlent les trames secondaires des joueurs, de partie en partie : c’est finalement là que se jouent les plus belles scènes, dans ces moments d’abattement ou d’allégresse de que provoquent le jeu.

Feuilletonnesque jusqu’au bout, il progresse par la révélation de nouvelles zones du monde à coller sur le plateau, de nouveaux effets ou objectifs de jeu et ménage ainsi de multiples effets de « cliffhanger » (accroche de fin de scène ou d’épisode qui donne envie de voir la suite, en l’occurrence ici d’enchaîner sur la partie suivante). La sensation de progression est d’abord visuelle : les cases de parties gagnées sont rayées sur le plateau, les cartes déchirées s’amoncellent et les fameuses boîtes secrètes s’ouvrent petit à petit. Couplé avec le découpage temporel, celles-ci donnent par ailleurs l’impression d’un calendrier annuel de l’Avent, convoquant de facto la même excitation et impatience : à l’instar d’une série, s’installe rapidement l’envie compulsive de connaître la fin, tout autant que celle de réussir à sauver le monde.

Ces rapprochement avec la série racontent bien la perméabilité du jeu avec son écosystème culturel (voir à ce sujet notre article sur Unmatched). Les formes ludiques évoluent ainsi en allant puiser dans d’autres dispositifs de fiction. En somme, notre façon de jouer (dans la posture, le rythme, les modalités) n’est qu’une portion d’un continent qu’il nous reste encore à découvrir.

Pandemic Legacy Saison 2 : élements de jeu

Tour de passe-passe

Prenez un motif, répétez-le, et vous avez un embryon de jeu. La répétition a toujours été l’un des ressorts du monde ludique, sinon son principe fondateur. Mais un jeu se rejoue grosso modo avec les mêmes paramètres.

Dans Pandemic Legacy 2, les joueurs sont en permanence en train de faire et de défaire (préparer les decks du jeu, la répartition du virus, puis tout « nettoyer » à la fin). Cette ruse de Pénélope donne la sensation de reprendre la mission perpétuelle du salut du monde, comme une façon de nous rappeler nos combats quotidiens (se nourrir, maintenir la paix, rester maître de soi), dont l’infatigable répétition est la clé. Pourtant, de l’extérieur, le jeu semble profondément évoluer d’une partie à l’autre. Tout change en permanence : le plateau se transforme, la carte du territoire s’étend, les cartes sont déchirées et surtout les règles changent. Le jeu fini par être méconnaissable.

Coup de théâtre : les mécaniques n’ont pourtant pas changé d’un iota.

Et c’est là tout le brio du game design du jeu : créer l’illusion du changement. La confusion vient essentiellement du flou des contours de ce que l’on appelle « mécanique de jeu ». Car bien que l’on trouve des listes, des typologies et des encyclopédies de mécaniques, celles-ci ne sont que des collections particulières de façons de décrire des systèmes. Les mécaniques sont indispensables pour concevoir un jeu (ou le vendre !), mais relativement poreuses quand il s’agit de l’analyser. Arrêter le périmètre d’un ensemble d’actions et en faire une mécanique reste un point de vue qui peut faire consensus mais qui, dans un certain nombre de cas, peut être redécoupé en axiomes plus fins ou rattaché à un ensemble plus large. Les « mécaniques » peuvent ainsi renvoyer à des perceptions différentes d’un même jeu.

Les mécaniques de Pandemic Legacy 2 sont assez bien identifiables, et relativement stables dans leur définitions : les points d’action, la gestion de main, la coopération, le « pick-up and delivery », etc. (cf. la catégorisation de BGG pour plus de détails). Ce qui évolue réellement au cours du jeu, ce sont les modificateurs de variables, que nous appellerons ici les modérateurs. Pour ne prendre qu’un exemple, la règle de base nous dit que l’on ne peut donner une carte à un autre joueur qu’en étant à la fois sur la même ville que lui, et que la carte en question porte le nom de cette ville. Un modérateur apparaît au cours du jeu avec cette modification : « vous pouvez désormais donner n’importe quelle carte ville depuis telle nouvelle zone de jeu, et ce où que soit le destinataire, tant que la carte partage la couleur de la ville où vous êtes ». La mécanique « donner une carte » (nécessaire au jeu), est restée la même.

C’est là où les auteurs du jeu ont été particulièrement ingénieux : ils ont rendu possible l’équilibrage d’un format « évolutif » par un système de vases communicants. D’un côté vous ajoutez des modérateurs favorables aux joueurs, d’un autre vous en ajoutez qui leur sont défavorables. Si de nouvelles actions apparaissent parfois, comme construire un « abri » (qui, lorsque notre pion s’arrête dessus, nous protège du virus ou de ses porteurs), elles ne sont que des variations du même. Il en va ainsi de toutes les nouvelles « règles » que manipule le jeu (cartes, cubes, mouvement, bâtiments, niveau de population, etc.) : elles ne sont que le relooking d’un moteur qui tourne toujours avec les mêmes pièces et la même essence.

Heisenberg's Magic Mirror Of Uncertainty (Duane Michals, 1998) – Les Montres molles (Salvador Dalí, 1931)

Comptabilité du monde d’après

Les occasions de sauver le monde dans les jeux de société ne manquent pas. Tout l’art est de savoir par quels chemins, ficelles et mécaniques s’y prendre pour que les joueurs en vivent l’émotion. Pandemic Legacy 2 nous plonge dans un monde « rétro-post-apo ». Les humains ont fui une sorte de peste terrible et se sont réfugiés dans des havres offshore (havens en V.O., ce qui n’est pas sans rappeler le heaven, « paradis »), îlots coupés du monde.

Comme dans toute société refermée sur elle-même, l’Autre est une abstraction. L’ennemi, un concept. Les joueurs doivent ainsi faire face à la menace des « hommes creux », comme le jeu appelle ces bandes de pillards sans visages qui propagent le virus. Leur présence est diffuse et invisible (ils sont d’ailleurs nommés hollow men, en V.O., dont la référence renvoie plus à l’homme invisible que la traduction française donnant l’impression d’avoir affaire à des zombis écervelés). Pandemic Legacy 2 nous raconte comment l’autarcie nous met à distance de tout antagonisme incarné et installe une vision binaire du monde, dans laquelle le Bien et le Mal sont toujours clairement définis.

Waterworld (Kevin Reynolds, 1995) – Hollow Man (Paul Verhoeven, 2000)

Si l’action se passe bien sur Terre et nous fait connecter des villes réelles (Paris, New-York, Kinshasa, etc.), tout le mouvement du jeu est de converger vers une abstraction à haut niveau. Les villes du plateau n’ont ni pays ni culture. Elles ne sont plus définies que par des caractéristiques factuelles et utilitaires : la présence d’un port (qui permet la « téléportation » vers un autre port, pour une action spéciale), le nombre de connections avec les autres villes (est-ce que ce sont des « hub » ou des impasses ?), le niveau de sa population qui évolue au cours de la partie (de 0 à 8, pronostiquant la capacité de la ville à « encaisser » une prochaine vague épidémique).

Les joueurs ont donc face à eux un monde schématique résumé à des chiffres. Et c’est en cela que Pandemic Legacy 2 fait preuve d’un cynisme implacable, et pourtant très lucide : la gestion de la crise fait disparaître l’humain au profit des chiffres et d’une vision comptable de la réalité. Les différentes cartes « histoire », révélées au fur et à mesure de la partie, peinent à donner chair aux mécaniques calculatoires. De même, les personnages-avatars des joueurs, pour lesquels nous avons choisi un nom, un âge et un portrait, sont rapidement réduit à leur fonction : ce ne sont que des pions dans l’engrenage, différenciés uniquement par leurs « pouvoirs » et les capacités spéciales qu’ils permettent. Ils ne sont d’ailleurs guère plus que des archétypes (« le scientifique », « la biologiste », etc.). Le jeu nous fait ainsi faire l’expérience de la gouvernance, la simulation du plus haut niveau décisionnel, dans laquelle l’individu est une des variables : un chiffre dans un tableau Excel.

Composition suprématiste (Malevich, 1915) – Good Kill (Andrew Niccol, 2014)

Le voile déchiré

Tous les jeux legacy ne proposent pas la destruction littérale de leur matériel. C’est même loin d’être la norme : environ un tiers font usage de cette irréversibilité spectaculaire (Xiang, 2020). Dans les conférences et les articles sur le sujet, la même rengaine se retrouve : « c’est traumatisant pour les gamers ». Cette sensation viscérale de malaise qui intervient lors des actes de destruction du matériel de jeu a de quoi nous étonner. Nous passons nos journées à détruire et à jeter (des emballages, des consommables et, diront les plus cyniques, des vies). D’autres jeux, à l’instar des mots-croisés ou sudokus, ne vivent qu’à travers leur « usage unique ». Et pourtant, tout à coup, parce qu’il s’agit d’un « beau » jeu de société, d’une acquisition ferme, le même acte annihilateur n’a plus la même signification.

La joie de la destruction est pourtant l’un des grands motifs de l’enfance. Que s’est-il passé entre temps ? En réalité, le legacy révèle le profond attachement aux choses de nos sociétés occidentales. La sociologie des joueurs de legacy (une bulle à l’intérieure de la bulle du public des jeux de société modernes) révélerait certainement une forte propension au confort matériel. Les jeux legacy coûtent chers et, bien que « mainstream », procèdent d’une forme d’avant-garde du jeu – une niche (ce n’est pas le jeu que vous sortez le week-end après le déjeuner en famille). Cette réaction est donc celle d’une population réduite et totalement prise en étau par le « luxe » que nous offre la société de consommation. Détruire l’objet même qui fait notre bonheur, c’est porter atteinte à notre idéal de vie. C’est déchirer le voile du monde magique des jeux dans lequel le retour en arrière est toujours possible. Tout à coup, mes actes ont des conséquences réelles. Je suis responsabilisé de mes choix, et je dois vivre avec leurs conséquences.

C’est ici que le format du legacy-destructif marque un tournant passionnant dans l’histoire des jeux. Cette formule a pourtant très vite été récupérée et édulcorée par le marché : de nouveaux legacy non-destructifs sont apparus, les jeux dits « évolutifs ». Des jeux qui peuvent être remis à zéro. Et les joueurs sont rassurés : la brèche s’est refermée, le matériel est sauvé. Le monde est revenu à son état normal, c’est-à-dire rejouable à l’infini. La suite, au prochain épisode.

PS : Si vous êtes arrivez jusque-là dans cet article, déchirez votre ordinateur et sortez voir le monde.

Romain Pichon-Sintes – Le Miroir des jeux – Janvier 2024

Références

Egelstein, Geoffroy & Shalev, Isaac (2019). Building Blocks of Tabletop Game Design: An Encyclopedia of Mechanisms. CRC Press

Xiang, Annie (2020). La matérialité au coeur de l’expérience de jeu de société moderne : le cas-limite du jeu legacy. Mémoire réalisé sous la direction de Vinciane Zabban. Université Sorbonne Paris Nord.

Daviau, Rob (2017). « Legacy Games: From Risk to Pandemic to SeaFall & Beyond ». Conférence à la GDC. En ligne.

Jeux cités et liés

Risk Legacy, Rob Daviau & Chris Dupuis (Hasbro, 2011)

Pandemic Legacy Saison 1, Rob Daviau & Matt Leacock (Z-Man Games, 2015)

Pandemic Legacy Saison 2, Rob Daviau & Matt Leacock (Z-Man Games, 2017)

Pandemic Legacy Saison 0, Rob Daviau & Matt Leacock (Z-Man Games, 2020)

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