Mission impossible au ‘Bureau des Légendes’

Les contradictions de l’escape game immersif

Les mots ont leurs modes et après que l’« escape game » soit entré dans les mœurs c’est aujourd’hui à l’« immersif » de faire sa place comme la nouvelle tendance de la marchandisation de l’expérience. Mais les deux termes convoquent autant de réalités différentes que de faces d’un D20 – comme toujours quand on cherche à faire tenir le réel dans l’étroitesse du langage.

En l’occurrence, l’escape game renvoie souvent dans l’esprit collectif à l’escape room (un espace clos, dont vous avez un certain temps pour en sortir grâce à une série d’énigmes à résoudre), alors qu’il peut englober des formes ludiques allant jusqu’à des boîtes de jeu (les escape box, Unlock), aux jeux d’enquête exploratoires ou encore à des jeux de pistes relookés. Le terme d’escape game est devenu une sorte de substitut à la mécanique de déduction, tout en convoquant dans l’imaginaire collectif des expériences marquées par une forte thématisation des éléments de jeu et un fantasme d’espace de jeu étendu.

Le mot « immersif » porte tout autant l’odeur du marketing, tant il semble renvoyer à une diversité de dispositifs, qui peuvent aussi bien aller d’expériences audiovisuelles hors-normes (Grand Palais Immersif), déjà explorées en art contemporain ou au cinéma depuis des décennies, qu’à des jeux vidéo en réalité virtuelle ou même des formes théâtrales avant-gardistes. Les LARP (live-action roleplaying, ou jeux de rôle Grandeur Nature) pourrait très bien entrer dans cette catégorie, même s’ils ne se revendiquent pas comme tel. En réalité, la définition du terme est si poreuse – « plonger entièrement dans quelque chose » – qu’elle ne renvoie plus à rien, sinon à une vague notion de spectacle total. Même une partie de billard dans le fond d’un PMU pourrait se revendiquer immersive.

Dans le cas du Bureau des légendes l’escape game, l’immersif renvoie à trois dimensions combinées : un décor réaliste « à 360° », l’engagement physique du corps des joueurs tout au long du parcours et une expérience de jeu enrichie par la présence de comédiens. Le Bureau s’inscrit ainsi dans cette zone de flou, que nous appellerons « jeu » par commodité, mais qui se définit lui-même plutôt comme « escape game, théâtre immersif et jeu de rôle ». Plongeons-nous dans ce bain.

La Couleur de l’argent (Marin Scorsese, 1989) – A Bigger Splash (David Hockney, 1967)

Entrée dans la fiction

C’est par un interphone discret et démodé que commence le jeu. Ce premier contact volontairement austère nous plonge directement dans l’ambiance : il n’y aura pas de préambule.

Et en effet, l’expérience du Bureau commence dès l’arrivée des joueurs. Un « chaleureux » agent de la DGSE (le premier des trois comédiens rencontrés) plante le décor en malmenant les joueurs dans une sorte de séquence-sas avant le début effectif du scénario. Il assure ainsi les aspects techniques du jeu (déposer ses affaires, recevoir les consignes), tout en précipitant l’entrée dans la fiction. C’est le moment gauche du passage du réel à la fiction, pendant lequel les joueurs n'ont pas encore eu le temps de basculer de l’un à l’autre et se demandent encore ce qui les attend.

Cette entrée en matière, classique du genre, a de quoi impressionner ou amuser, mais aussi interroger. Pour un film, un spectacle, il y a toujours une « zone d’approche » avant le début effectif du contact avec l’œuvre. L’esprit a le temps de se préparer à basculer dans la suspension d’incrédulité par un ensemble de signaux familiers. Les jeux de société procèdent de la même façon, dans le rituel que constitue l’arrivée à la table, la mise en place, l’explication des règles, etc. Et pour cause : entrer dans le cercle magique prend du temps. Les escape room elles-mêmes préservent cette phase préparatoire : l’arrivée, le check-in, l’attente, le brief technique, puis le brief narratif. Pour rester dans l’esprit du plongeon, voyez cela comme aller à la piscine : avant d’être dans le bain, il y a tout un ensemble de rituels codifiés et convenus qui encadrent l’expérience et lui confèrent une valeur supplémentaire. Cette phase de montée d’excitation et d’impatience à connaître la suite, pourrait tout à fait être une attente hors-jeu dans une salle thématisée. C’est l’effet « salle d’attente » – et le moment où vous prenez conscience que votre médecin est les vrai maître du build-up.

Charlie et la Chocolaterie (Tim Burton, 2005) – Lost in Transition (Sofia Coppola, 2003)

Le Bureau cherche au contraire une entrée en matière in medias res, en quête d’un maximum d’impact sur les joueurs, sans percevoir pourtant qu’il s’agit là d’un temps incompressible. Notre cerveau a besoin de cette phase d’assoupissement avant de plonger dans le sommeil profond de la fiction, afin de baisser sa garde et de s’ouvrir au monde imaginaire. Le raccourcir ne change rien à l’affaire : le jeu a commencé, mais les joueurs ne sont toujours pas là. Et c’est ce qui se produit avec le Bureau : le comédien de ce préambule a beau nous encadrer d’un regard sévère, notre esprit est encore en train de s’acclimater.

Ce choix de mise en scène est en réalité programmatique de ce que sera l’expérience dans son ensemble : une course frénétique. Le Bureau des Légendes nous fait ainsi ressentir tout le poids de son entreprise industrielle : les sessions de jeu se chevauchent (un mauvais timing peut vous faire apercevoir d’un coup d’œil furtif le groupe d’après) et l’on ressent une certaine pression à faire avancer. Le dispositif de fiction est pressurisé, les découvertes sont expédiées, là où au contraire la véritable immersion appelle à prendre son temps. Le péché de la vitesse n’a hélas rien d’original dans notre société.

Le Bureau des Légendes (photo du site officiel du jeu) – Nicolas Cage au Musée Grévin

L’acteur et son double

La véritable valeur ajoutée du hashtag « immersif » du Bureau est incontestablement la présence de comédiens. Tout à coup, nous ne sommes plus face à des puzzles, machines et autres énigmes inertes, guidés par une voix mécanique de haut-parleur ou un message sur un écran – la présence d’un corps incarne le trait d’union entre le vrai et le faux. Si cela n’a rien d’une révolution pour qui connait le théâtre immersif et intimiste, c’est bien le signe que l’escape game est prêt à entrer dans son âge mûr.

La présence quasi continue de l’acteur change fondamentalement notre propre comportement de joueur. Il entraîne une certaine retenue et impose une acceptation tacite du déroulé des événements, ne serait-ce que par respect de l’autorité. Sa présence nous contraint subtilement à la participation et à l’engagement : il ne faudrait ni être ridicule, ni le ridiculiser en refusant de le suivre dans la fiction. L’acteur devient finalement notre public : on ne joue plus pour soi, on joue pour lui. Cet effet du regardeur est déjà présent dans les escape room traditionnelles, où les joueurs se savent écoutés et observés en permanence. L’effet est d’autant plus puissant avec la présence de comédiens : nous jouons… en représentation.

The Truman Show (Peter Weir, 1998) – Gordon's Gin (Estes Richard, 1936)

The Truman Show (Peter Weir, 1998) – Gordon's Gin (Estes Richard, 1936)

Mais la promesse d’interaction qu’implique dès l’accueil la présence d’un comédien déchante assez vite. Pour des raisons techniques autant qu’humaines, le Bureau des Légendes n’offre finalement que peu de prise pour changer le cours des choses – ou être changé – par ce contact avec le vivant. Tous les comédiens jouent leur partition (avec plus ou moins de saveur), et la direction d’acteur pâtit d’un certain manque de connexion avec le public : le temps est compté et le texte déroule – il faut, là encore, faire avancer. Ce qu’il manque au Bureau des Légendes, c’est finalement le temps réel : nous avons au contraire un temps raccourci, condensé de toute une mission en moins de deux heures.

La performance de l’acteur n’est pas à blâmer : ces jeunes comédiens font leur maximum et s’en sortent plutôt bien au vu des contraintes. Mais ces employés sont prisonniers d’un produit commercial. Déraciné de son écrin habituel, l’art de l’acteur perd de son aura. Les comédiens du dispositif sont en réalité les showman de l’expérience : il leur faut accueillir le groupe, surveiller l’avancée et le timing, gérer le bon enclenchement des mécanismes et le réaménagement des espaces entre chaque équipe, donner le bon matériel aux joueurs, etc. Ils ne sont plus qu’un rouage dans une montagne russe, là où ils devraient être le cœur de l’expérience.

Que l’on ne se méprenne pas : ces remarques plaident en faveur d’une revalorisation de l’art dramatique dans le dispositif de l’escape game – à un peu moins de gadgets et à un peu plus de présence.

Le Bureau des Légendes (photo du site officiel du jeu) – Les Hommes du président (Alan J. Pakula, 1976)

Le fil à la patte de l’escape game

The Game de David Fincher reste depuis sa sortie (1999) le parangon de l’expérience ludique immersive : un jeu à ce point confondu avec nos vies qu’il en devient indistingable. C’est l’un des moteurs de l’ARG (alternate reality game) mais c’est aussi à ce fantasme que s’inscrivent les escape game immersifs.

Mais dans le cross-over entre escape game et théâtre immersif que propose le Bureau des Légendes ce qui pêche est peut-être bien sa partie escape game. Non pas parce que l’escape game n’est pas « réaliste », mais parce qu’il fonctionne contre l’immersion : il est incapable de nous faire oublier son statut de jeu. Quelque que soit l’incarnation que prennent les énigmes dans leur univers de référence, elles ne peuvent conjurer leur fardeau d’artificialité, pour une raison simple : pourquoi le code du cadenas serait-il contenu autre part que dans l’esprit de celui qui l’a posé ? Les casse-têtes des escape games sont théâtralisés pour les besoins du fun et du plaisir des joueurs : messages écrits au mur, vidéo d’ordinateur en boucle, agencement particulier d’objets, miroirs à orienter, documents utiles à la résolutions posés par hasard sur le chemin, etc. In fine, c’est toujours la suspension d’incrédulité – autre nom possible de l’immersion – qui s’écorne. L’énigme nous sort de la fiction.

Il y existe de fait un conflit interne dans le Bureau des Légendes, entre volonté de faire jouer, et de faire vivre. L’opposition peut sembler contre-intuitive : après tout, le jeu nous fait toujours vivre quelque chose. Mais le sel du jeu immersif est de nous faire vivre une expérience qui, justement, ne ressemble pas à un jeu : le simulant et le simulé se rapprochent au maximum. La promesse du Bureau est de nous mettre dans la peau d’agent secrets, de vivre le quotidien de la DGSE. Mais aussi poussée que soit la reconstitution du décor (qui sera toujours mis en scène), la reconstitution de la vie intérieur ne semble pas à la hauteur. Nous sommes contraints à « jouer à » l’agent sous légende, et non à l’incarner. Toute la différence est là.

Roller Coaster Tycoon Classic (Atari, 2016) – In Time (Andrew Nicchols, 2011)

Roller Coaster Tycoon Classic (Atari, 2016) – In Time (Andrew Nicchols, 2011)

Parcours balisé

L’autre péché cardinal de l’escape game « immersif » du Bureau des Légendes est la non-intégration de l’échec des joueurs. L’histoire, contrainte d’avancer coûte que coûte, n’assume pas les conséquences de nos erreurs. Nous sommes mis sur les rails d’un parcours scripté et minuté, rempli d’activités. Entrez, mettez-vous là, faites ceci, faites cela, sortez, dépêchez-vous, prenez ceci, allez là-bas, cachez-vous. C’est un enchaînement de commandements et notre liberté d’action et d’initiative s’avère relativement restreinte. Le surgissement des mécaniques de l’escape game apparaissent d’autant plus factices qu’elles viennent se loger comme des étapes incontournables du parcours.

Nous en revenons toujours à la machine à encaisser : pour assurer sa rentabilité, le jeu doit pouvoir cadrer l’expérience pour que les joueurs reçoivent le maximum de l’intensité (l’effet « waouw »), tout en tenant le planning de l’attraction. Dama Dreams, le studio à l’origine du Bureau des Légendes (et également les concepteurs du Batman City Game Escape de la Villette) illustrent à merveille la grandeur et la décadence de l’industrie de l’entertainment. L’ingénierie du dispositif est brillante mais son expérience trouve ses limites dans le modèle d’exploitation.

Si le Bureau des Légendes n’égale pas d’autres expériences immersives plus pointues (voir l’excellent Live Thriller), il n’en reste pas moins un territoire à découvrir et à continuer d’explorer pour les créateurs. Les expériences de demain vont appeler à toujours plus d’immersion, dans une volonté perpétuelle de donner à vivre ce dont nos tristes vies de consommateurs nous privent. Le chantier est ouvert – et la légende reste à écrire.

Romain Pichon-Sintes — Le Miroir des jeux — Février 2024

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