La Belote et ses métaphores

Voyage au cœur d'une mécanique séculaire

Ordre des cartes à l’atout à la belote – Marius (Alexander Korda, 1931)

Jamais autant un objet singulier n’aura été associé au jeu. La carte à jouer, à l’instar du dé, est un support d’information notoire pour sa capacité à générer de l’incertitude (le roulement d’un polyèdre dans un cas, le mélange de feuilles cartonnées aux dos identiques dans l’autre). La carte possède en effet la propriété fondamentale de pouvoir cacher la donnée qu’elle transporte, tout en offrant une certaine facilité de manipulation adaptée à la main humaine. Enlevez les cartes et la face du monde des jeux de société en serait transformée.

Dans la grande famille des jeux de carte, je voudrais appeler en particulier un jeu que nous connaissons bien en France : la Belote. Il ne sera pas question ici de revenir sur l’histoire ou l’héritage de ce jeu aux multiples influences Européennes, dont les règles se formalisent, selon le Larousse de l’époque, au début de la première Guerre Mondiale.

Nous prendrons la Belote pour ce qu’elle est : un jeu « de levées » (trick-taking game ou encore juego de bazas), communément appelé un jeu « de plis », bien qu’il y ait une différence subtile de finalité entre le pli et la levée : le premier amène à comptabiliser les points des cartes acquises (comme au Tarot), là où la seconde comptabilise généralement le nombre de tours de jeu remportés (comme au Bridge ou, dans les jeux modernes, Jekyll vs. Hide ou encore Mino Dice, un jeu de levées… avec des dés !).

Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975) – Les Joueurs de cartes (Cézanne, 1893)

Arithmétique du pli

Du point de vue biaisé d’un enfant bercé au Tarot et à la Belote, le principe de base d’un jeu de pli semble faire partie de ces acquis socio-culturels relativement transverses à la culture française. La chose n’est pourtant pas évidente et a fortiori au sein des nouvelles générations, moins exposées à ces passe-temps indémodables. L’âge d’or de la Belote (l’Après-guerre) correspond à une époque où les mécaniques de jeu n’étaient pas aussi diverses et raffinées qu’aujourd’hui – et où l’offre culturelle ludique n’était pas aussi écrasante. Il est de nos jours beaucoup plus facile de passer à côté de cette mécanique et il n’est pas anodin que le moderne The Crew prenne soin dans ses règles de rappeler ce qu’est un jeu de pli. Prêtons-nous donc à cet exercice, qui illustre la profondeur d’une mécanique pourtant relativement simple.

La Belote se joue habituellement à 4. Chaque joueur reçoit huit cartes qui forment sa « main ». Présupposé implicite : les autres ne doivent pas voir vos cartes. Les éventuelles phases d’enchères passées (comme dans la version « coinchée »), les joueurs vont poser une de leurs cartes au centre de la table : une règle de classement détermine alors la valeur de la carte la plus forte et par conséquent le vainqueur de ce qui constitue désormais un « pli » – le butin de guerre. Ce tour de jeu sera reproduit huit fois au total.

Pour déterminer la force relative des cartes, le premier principe structurant est celui du mimétisme : la couleur (cœur, carreau, pique ou trèfle) qui est « appelée » par la première carte jouée sera celle imposée aux autres joueurs pour le pli en cours. S’ils n’ont pas cette couleur en main, alors seulement peuvent-il jouer autre chose. Par défaut, la couleur appelée domine les autres.

Carte postale d’après-guerre – Card Shark (Devolver Digital, 2022)

Carte postale d’après-guerre – Card Shark (Devolver Digital, 2022)

À cette mécanique d’ores et déjà très robuste s’ajoute une règle qui rend le système plus malin encore : l’atout. Pour la partie en cours, l’une des couleurs se voit attribuer une méta-propriété, celle de battre toutes les autres, mais avec la contrainte suivante : un joueur qui n’aurait pas la couleur appelée est en priorité obligé de jouer la couleur d’atout (c’est-à-dire de « couper »). L’atout est « maître » s’il est le seul en jeu (et bat même la couleur appelée), et sinon l’ordre des cartes spécifique à l’atout s’applique pour déterminer le vainqueur. Les rapports de force au sein même des cartes sont en permanence en mouvement.

À cette modification permanente de la hiérarchie des couleurs s’ajoute la règle sans doute la plus déroutante de la Belote : le changement de l’ordre « naturel » des cartes. Hors atout, le Dix est remonté en deuxième position (As, Dix, Roi, Dame, etc.). Pour l’atout, les modifications sont plus drastiques encore : Valet, Neuf, As, Roi, Dame, Dix, Huit, Sept. Un vrai casse-tête pour les nouveaux joueurs !

Le Loup de Wall Street (Martin Scorsese, 2013) – Affiche du film Et Dix de der (Robert Hennion, 1948)

La perception des valeurs

Il est tentant de voir dans ces figures une évocation imagée des structures hiérarchiques de nos sociétés (fruits d’une époque largement patriarcale). Si ce « miroir des cartes » (Lhôte, 1994) ne résonne plus aussi fortement aujourd’hui qu’aux origines divinatoires de la carte à jouer, il n’en reste pas moins que le jeu fonctionne encore comme une chambre d’écho de nos préoccupations quotidiennes.

Chaque carte, indépendamment de ce qu’elle représente, est surtout associée à une valeur relative aux autres cartes. Lors de la phase d’annonces (dans laquelle les joueurs s’engagent à remporter la partie et peuvent éventuellement proposer la couleur d’atout) s’opère de façon assez spectaculaire des changements dans la perception de la valeur des cartes en main. Les cartes pivot (Valet, Neuf et Dix) peuvent tout à coup prendre ou perdre de leur intérêt, ainsi que toutes les autres cartes « faibles » si par chance leur couleur est promue au rang d’atout.

La Belote nous fait ainsi faire en direct l’expérience de la perception artificielle de la valeur : une chose n’a de prix que parce que, en ce lieu et en ce temps, il aura été déclaré qu’elle en avait. Votre dernier sac Gucci ne vous sera pas d’une grande utilité si votre yacht coule.

Triangle of Sadness (Ruben Östlund, 2022)

La logique derrière l’ordre particulier des cartes à la Belote ne semble donc pas tant procéder de l’imaginaire de la révolution qu’on lui prête habituellement, qui raconterait le renversement fantasmé des hiérarchies et des institutions, que de celui de l’imprévisibilité des revers et des fortunes, une forme de perception populaire des industries et des marchés financiers.

C’est peut-être la grande leçon de ce jeu de pli : la valeur intrinsèque des choses n’est pas une donnée naturelle. C’est nous, collectivement, qui lui en accordons une. Cette évidence semble pourtant, dans nos quotidiens pressés, être bien vite oubliée : l’ordre du monde est rarement remis en question, voire même renforcé dans ses fondements fallacieux, alors qu’il n’est rien d’autre qu’une convention de principe. Le cours des Bourses n’est que l’une des manifestations sordides de cette manipulation des perceptions. La Belote serait-elle la matière à penser du post-capitalisme ?

Retour à la guerre

Bien des joueurs, pour faciliter la charge cognitive d’un jeu, classent leurs cartes dans leur main. Cette action de classer, d’ordonner, d’arranger, est consubstantielle du jeu de pli. Outre la facilité de lecture du jeu qu’il permet, cet acte ritualisé de classement nous raconte la volonté d’ordre qui sous-tend tout jeu de carte : la hiérarchie est respectée jusque dans la main des joueurs.

Chaque pli est lui-même une quête d’organisation : une seule carte dominera les autres, et récupérera le butin sur la table. Un As ou un Dix perdus, coupés par un atout, sont toujours une perte douloureuse. Le jeu opère donc une forme de redistribution des « ressources » selon un ensemble de règles basées sur un rapport de force établi et connu. Même l’interventionnisme de l’atout est lui-même sujet à sa propre hiérarchie interne.

La Belote reproduit ainsi une certaine vision militarisée du monde, dominée non pas par la conquête de territoire mais par la capture de prisonniers, certains possédant plus de prix que d’autres. L’annonce de début de partie, déterminant l’équipe « qui prend », est une forme de déclaration de guerre : je t’annonce, après évaluation des forces disponibles, que je vais engager les hostilités. La distribution des cartes restantes (les annonces sont habituellement faites avec seulement cinq cartes en main) est d’une certaine façon l’aléatoire du jeu diplomatique : l’attaquant, escomptant sur l’afflux de forces neuves, peut être déçu et ne devra compter que sur lui-même et son allié. Le jeu avance ainsi de bataille en bataille, au gré des coups de théâtre de l’incertitude (surprise de la coupe, mauvais choix tactique ou lecture de la situation), qui donnent tout le sel au jeu.

Danse d’Apollo et des muses (Baldassare Peruzzi, XVème)

Danse d’Apollo et des muses (Baldassare Peruzzi, XVème)

Nouveaux rythmes

Si les métaphores militaire ou révolutionnaire semblent coller spontanément à la belote, un autre imaginaire pourrait, par bien des aspects, y trouver sa place : celui d’un concours de danse populaire.

La couleur appelée (ou rythme) serait comme une invitation à entrer dans le cercle des danseurs. Chacun entre avec son propre style, nécessairement différent (aucune carte n’est identique). Mais voilà qu’à l’invitation, vous ne pouvez pas répondre. Il vous reste alors deux choix : changer le tempo (jouer de l’atout et imposer votre rythme), ou faire de votre mieux pour servir votre partenaire (jouer une toute autre couleur qui n’aura aucune incidence sur le vainqueur du pli mais pourra rapporter des points si votre acolyte est maître).

Chaque main jouée est ainsi comme « une ronde de danse et de douceur », ballotée par les inévitables ruptures de ton provoquées par l’atout. La chance d’avoir eu, ou non, du jeu (et donc à mener, ou non, la danse) est compensée par la capacité des joueurs à anticiper sur les mouvements des autres et parfois aussi à savoir prendre des risques d'audace en misant sur la bonne étoile de son partenaire.

Dans sa version populaire, la belote se joue en effet à deux contre deux : c’est un jeu de couples, au sens premier. Le destin de chaque duo est intimement lié et les relations autour de la table sont toujours passionnelles. Il n’y à qu’à tendre l’oreille vers une partie de belote après un repas de famille pour entendre cette ritournelle tragique : « Tu me fends le cœur ! ».

Romain Pichon-Sintes – Le Miroir des jeux – Février 2024

Références

Lhôte, Jean-Marie (1994). Histoire des jeux de société. Flammarion.
Gallica, article sur la Belote. En ligne.

Jeux cités

Mino Dice, Manfred Reindl (Iello, 2016)
Jekyll vs Hyde, Geonil (Mandoo Games, 2021)
The Crew, Thomas Sing (KOSMOS, 2021)

Précédent
Précédent

Pèlerinage au Festival International des Jeux

Suivant
Suivant

Mission impossible au ‘Bureau des Légendes’