Pèlerinage au Festival International des Jeux

À quoi joue le temple des marchands

Affiche du FIJ / Sell The House (Huma Bhabha, 2006)

Affiche du FIJ / Sell The House (Huma Bhabha, 2006)

Chaque année, en février, une institution du monde ludique prend ses quartiers à Cannes dans le Palais des Festivals : le FIJ. Cette vague annuelle sur laquelle cherchent à surfer tous les acteurs du milieu charrie son lot d’incontournables mythologies : la foule qui s’agglutine, appelée par les sirènes des tables de jeu, les « pros » qui côtoient les « non-pros », les boutiques et éditeurs qui vendent grassement, les « protos » qui tournent aux « rendez-vous éditeurs », mais aussi les stands lumineux et monstrueux des franchises, les soirées « off » saturées, les conférences « technico-promo », les indécrottables bonhommes de Martin Vidberg, les churros, le soleil et la pluie, la mer enfin. Sans oublier l’ingrédient indispensable de l’événement : les animateurs des stands qui perdent leur voix. Rendons hommage à ces hommes et ces femmes qui expliquent inlassablement les mêmes règles dans un boucan d’enfer. Bravo et merci.

Si c’est sans doute là le lot commun de tous les grands pèlerinages marchands, Cannes se veut aussi pour son public être un lieu où l’on joue. Chaque centimètre carré de stand vous permet de jouer à quelque chose, à situer approximativement entre le lancer de dé et le lancer d’œuf. Le hic c’est que l’expérience d’un jeu de société s’accommode mal de la masse. L’écrasante majorité du nombre de joueurs d’un jeu oscille entre 2 et 6. Cette unité fondamentale détermine, structurellement, sa dimension « nucléaire » : l’étalon-mètre d’un jeu, c’est le groupe de 4. Il y a donc une certaine forme d’intimité consubstantielle à l’engagement dans un jeu de société, intimité qui peine à exister dans un environnement aussi saturé que le FIJ.

Il faut réussir à se plonger dans la bulle du jeu, en faisant fi du bruit, des badauds qui attendent leur tour, des parties raccourcies et du temps qui presse – tant de stands encore à voir ! L’expérience de jeu qu’offre le FIJ est-elle au fond plaisante ou déplaisante ? Quand la vibration du jeu vient à osciller au même rythme que celle du pressoir consumériste, que reste-t-il encore du plaisir authentique ? La question dès lors n’est pas de savoir si le plus grand festival de jeux de France est véritablement le meilleur endroit pour jouer (la réponse ne vous aura pas échappé), mais plutôt s’interroger sur ce qui fait tenir l’expérience ludique. Quelle est cette force invisible qui maintient les atomes de l’espace du jeu entre eux ?

Jésus chassant les marchands du Temple (Raymond Balze, XIXe) – World  War Z (Marc Forster, 2013)

Le jeu du hasard

Jouer en festival, c’est d’abord ne pas savoir tout à fait à quoi on va jouer. La disponibilité d’une table, le hasard de tomber sur le stand d’un jeune éditeur prometteur, la découverte d’un titre intriguant, le tournoi inédit d’un jeu malin – autant de facteurs qui font que vous ne savez pas en entrant à quoi vous aurez joué en sortant. Il n’est pas rare d’ailleurs de ne pas jouer au seul jeu que vous vouliez absolument tester. Cette expérience de l’inconnu, cette perte de la maîtrise du parcours, est à embrasser – sous peine d’une terrible frustration. Elle est un des plaisirs ad hoc du festivalier.

Mais aussi délicieux que puisse être l’impromptu de votre journée, cette caractéristique nous révèle une des dimensions importante du jeu : l’anticipation active. Il y a en effet une différence entre attendre avec excitation une partie et être jeté sans préambule dans un jeu dont on n’imaginait pas l’existence quelques minutes auparavant. Cela n’ôte rien au plaisir que l’on puisse en retirer, mais prive le joueur du bénéfice d’une projection par l’imaginaire dans la jouissance à venir. L’attente de jouer à un jeu que vous venez d’acheter, l’anticipation de la prochaine partie de votre legacy, ou tout simplement l’excitation des retrouvailles autour d’un plateau, sont autant de façons d’augmenter l’intensité de l’expérience du jeu. L’espace du jeu commence ainsi avant le jeu.

Or le tumulte du FIJ atrophie ce rapport intime au jeu de société. Un jeu joué est aussitôt enchaîné avec un autre. Le temps de savourer n’est pas à l’ordre du jour, et le vrai jeu caché du FIJ se révèle : jouer au plus grand nombre de titres possible !

Convergence (Jackson Pollock, 1952) – Suprematism (Malevich, 1915)

Le jeu de l’immersion

Jouer « en public » produit une autre expérience. La vue et l’ouïe sont en permanence distraits par ce qui n’est pas le jeu : les curieux qui parfois s’agglutinent autour de la table, par la voix stridente qui annonce dans le haut-parleur que Rob Daviau dédicacera son jeu au stand bidule ou que la buvette est ouverte. Il nous faut en outre garder un œil sur ses affaires, un autre sur sa montre, car il ne faudrait pas manquer le train, le tournoi, la dédicace ou encore la conférence des Serious Game Designer.

Jouer ainsi en état d’alerte a pour conséquence première d’écorner l’immersion dans la fiction. Un jeu de société, quand il n’est pas un party game de coin de table ou un jeu de fléchettes en silicone qui sature le FIJ, appelle à une certaine connexion avec son matériel, son univers et son récit. À l’instar d’un film ou d’un roman, le jeu produit ses meilleurs effets quand il absorbe notre attention toute entière. Jouer au FIJ, c’est bien souvent se priver de cette relation forte qui s’installe entre les joueurs et le jeu, pour ne garder du jeu que son déroulement mécanique et froid.

Palmarès du FIJ 2024

Palmarès du FIJ 2024

Le jeu du palmarès

Le FIJ c’est bien sûr le lieu de toutes les nouveautés du marché français. Les quelque 1200 jeux qui viennent abreuver chaque année les boutiques cherchent tous à trouver leur public et la bataille du marketing fait rage. Dans le lot, combien se distingueront, combien marqueront les esprits ?

Une chose est certaine, la probité douteuse de l’As d’Or biaise sa véritable mission : distinguer l’originalité et l’excellence. Si quelques pépites se glissent parfois dans le palmarès (comme Cat In the Box cette année, Alice Is Missing l’année dernière), d’autres choix relèvent à n’en pas douter de la complaisance interprofessionnelle. Sans parler des catastrophiques That’s not a Hat ou Challengers ! de 2023, le Trio distingué cette année, qui est une localisation (adaptation au marché local d’un jeu étranger), a de quoi laisser pantois, au vu de la qualité de certaines productions totalement ignorées par le palmarès. Une curieuse façon de « casser les codes » (slogan de l’affiche du FIJ) ! Hélas, les jurys des festivals ont des raisons que la raison (et le public !) ignore.

Réussites et ratés se côtoient au FIJ. À l’image du marché dans son ensemble, le festival sature de sa surproduction. Le risque, à terme, est d’atteindre le point de lassitude du public qui ne saura plus choisir et, par défaut, se rabattra sur les mêmes titres – ces vaches à lait que les grands distributeurs rendent omniprésentes. La culture ludique globale se standardisera, ce qui à son tour risque d’influencer la production, l’amenant à toujours plus de décalque et marginalisant les initiatives originales et avant-gardistes. Les trajectoires de la musique et du cinéma en tant que bien de consommation, plus anciennes que celle du jeu moderne, sont programmatiques du destin industriel d’un art. Le monde du jeu de société fera-t-il exception ? La réponse courte : non.

La Course aux jouets (Brian Levant, 1996) – Copyshop (Thomas Demand (1999)

Le jeu des apparences

Beaucoup de jeux ne seront donc joués qu’une seule fois, par manque d’occasion ou par désintérêt immédiat. Ces jeux peuvent même ne pas être foncièrement mauvais : il n’auront pas révélé leur saveur en une seule partie. Mais les éditeurs ne sont pas dupes. Ils savent qu’un jeu doit plaire dès sa première partie, et les distributeurs ajouteront : voire même avant d’avoir joué. D’où l’importance capitale de l’illustration, du graphisme et de la direction artistique. Cette profusion des visuels, incontournable de la production moderne, est l’un des points marquant du FIJ, bardé de kakémonos, d’affiches et autres toiles monumentales : le festival pourrait presque s’appeler festival « de jeux et d’illustrations ».

Car les jeux de société sont devenus beaux. Ils s’inscrivent désormais dans une constellation de produits d’apparat. Ils stimulent l’œil et produisent du désir, mais un désir qui n’est pas nécessairement celui de l’acte de jouer. L’appétit des « belles choses » ne compte plus ses motivations internes et externes : collectionner, orner sa bibliothèque, épater ses amis, se rassurer, s’inspirer, se complaire. Mais combien de jeux resteront finalement sur l’étagère après achat, vierges de toute utilisation ? Aucune importance. Les jeux remplissent désormais une nouvelle fonction : la décoration.

Ainsi le jeu de société, s’il est bien le signe de l’opulence de notre société post-moderne « aisée » (qui implique confort matériel, raffinement culturel et temps libre), vient comme toujours entre ces lignes questionner en tant qu’objet notre rapport au désir et au monde. Un festival comme le FIJ ne laisse que peu de place dans son brouhaha pour un espace critique sur le médium et notre rapport si particulier à son objet. Mais qui sait – peut-être que cela sera au programme de l’édition 2025 ? La réponse courte : probablement pas.

Romain Pichon-Sintes – Le Miroir des jeux – Février 2024

Jeux cités

Alice is Missing, Spenser Starke (Origames, 2020)

Cat in the box, Muneyuki Yokouchi (Matagot, 2022)

That’s not a Hat, Kasper Lapp (Ravensburger, 2023)

Trio, Kaya Miyano (Cocktail Games, 2023)

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