Quand les morts ont la vie dure

De la contre-culture au supermarché : que raconte le zombie des jeux de société ?

« For all I know the brains are already dead. It’s still the idiots that are still alive. » - Extrait de Zombie (Romero, 1978)

Le zombie est une superstar. En quelques décennies, cette aberration de la nature est devenue, à son corps défendant, le grand gimmick de l’imaginaire d’horreur. Depuis son émergence au cinéma dans les années 1960 (Répulsion, 1965 ; La Nuit des morts-vivants, 1968), la figure contemporaine du zombie a connu bien des formes et s’est hissée de la série B de ses origines à la production mainstream. L’apocalypse « Z » s’est ainsi étendue à tous les secteurs culturels, de la BD au jeu vidéo, sans épargner le monde du jeu de société. Rien d’étonnant : les morts ont toujours été plus célèbres que les vivants.

Si le film de Romero Dawn of the Dead / Zombie (1978) a connu la même année que sa sortie une adaptation éponyme sous la forme d’un jeu de plateau (peut-être le tout premier jeu de société avec ce thème), la vague des jeux de zombies émerge surtout à partir du début des années 2000 (le classique Zombies!!! date de 2001) et semble voir sa production annuelle doubler à partir de la décennie suivante (BGG, 2023). Le zombie est devenu une véritable franchise du domaine public tout aussi bankable que le vampire, le pirate ou la planète Mars.

Dawn of the Dead, le premier jeu de zombi ? - Livre issu de la "culture zombi"

Pantin désarticulé

Avant d’être à son tour phagocyté par le consumérisme, le zombie est pourtant né au cinéma comme une métaphore, un alibi pour penser le monde. Dans les films de Romero, véritables matrices du genre, le zombie est l’occasion d’une savante dialectique autour du refoulé de notre société : ce que l’on ne veut pas voir mais qui ressurgit sur nos pelouses et frappe à nos fenêtres. Le zombie sert ainsi de mètre-étalon à notre propre humanité : si je peux définir ce qu’est monstre, je peux, en creux, me définir moi-même – et d’autant plus dans les situations extrêmes. Car si la catastrophe sert parfois à ressouder artificiellement un « collectif menacé d’implosion » (Daney, 1976), elle devient ici le bassin révélateur de nos comportements dysfonctionnels.

Mais malgré cette capacité à parler de notre société, le zombie en lui-même ne dit rien : c’est un mort qui marche, une figure trépanée venue de l’enfer. Tel un monolithe, il est une surface. Car c’est le traitement que lui réservent ses « marionnettistes » (cinéastes ou auteurs de jeu) qui produit du sens. Or si le cinéma se pose depuis longtemps la question de savoir « de quelle vision du monde les morts-vivants sont-ils dépositaires ? » (Thoret, 2007), les jeux de société ne semblent pas s’intéresser à cette dimension politique de la figure du zombie. Ils en utilisent les codes et les signes, mais ne mobilisent que trop rarement son héritage de signifiant. Le cri de guerre zombie ludique semble bel et bien être : « Circulez, y’a rien à voir ».

Dead of Winter They Live (John Carpenter, 1988)

Un voisin encombrant

Le zombie est partout. Jusque dans les rues de Paris à l’occasion de la « Zombie Walk » ou du tournage du spin-off d’une série populaire. Première conséquence de cette saturation : la figure du zombie a été vidé de sa substance. Il n’est plus que chair déchirée, sang et simulacre d’horreur. Plus rien ne distingue, en apparence, le zombie politique du zombie de carnaval. Le zombie est devenu une carricature de lui-même, réduit à la fonction de pantin du divertissement. Il a ainsi accompli sa destinée : devenir un zombie « pour de vrai », créature creuse et décérébrée qui n’a d’autre but que celui d’occuper l’espace.

Cette fonction géographique se retrouve nettement dans les « zombie games », qui mettent en scène très souvent des territoires à explorer ou à défendre, que ce soit via un plateau, des tuiles à révéler ou des cartes représentant des zones. Les zombis sont toujours les assaillants de quelque château-fort. Ce sont les monstres errants entre lesquels slalomer pour s’en sortir, les nuisibles d’une maison envahie. Dans Zombicide et City of Horror, le théâtre du jeu est la rue autour d’un pâté de maison. Dans Zombie Kidz Evolution, c’est une école divisée en plusieurs zones. Dans Dawn of Zeds et Dead of Winter, c’est une colonie. Dans Hit Road Z, ce sont des cartes « lieux », chacun différencié par des effets et objets différents.

L’essentiel des jeux de zombie procède ainsi d’un contrôle de territoire. Les humains et les zombis se battent d’abord pour avoir le droit exclusif d’exister : la cohabitation n’est jamais une option.

Zombie (Romero, 1978) –  Zombie Kidz Evolution – Scène de black friday

Buter du macchabé

Il y existe assurément une certaine jouissance à dézinguer du zombie – c’est même là l’un des attendu du genre. À l’instar des « sans-visage » des films d’actions (dès qu’un ennemi est masqué, il perd sa qualité d’être humain), les zombies sont une occasion de tuer sans culpabiliser. La purge de ces non-humains prend la forme d’une une chasse légitime contre un parasite et le jeu de société souscrit pleinement à cette fonction cathartique de la violence légale. Le zombie est devenu une façon commode de représenter une menace globale et non-personnifiée incarnant ainsi l’antagonisme parfait : il n’a pas besoin de justifier ses actes, il n’y a aucun doute sur ses intentions et toute négociation est impossible. Le zombie a faim et veut manger tout bipède à proximité. L’extermination est la seule issue.

Le zombie est devenu une façon commode de représenter une menace globale et non-personnifiée incarnant ainsi l’antagonisme parfait : il n’a pas besoin de justifier ses actes, il n’y a aucun doute sur ses intentions et toute négociation est impossible. Le zombie a faim et veut manger tout bipède à proximité. L’extermination est la seule issue.

Or, en étant toujours traité comme une menace extérieure à abattre, le zombie des jeux réinstaure l’idée d’un dualisme simple : il y a des gentils et des méchants, et les deux sont clairement identifiables. Cet état de fait est certainement le miroir d’une certaine anxiété partagée, dans laquelle il est difficile de faire la distinction dans l’enchevêtrement complexes des parties prenantes d’un conflit.

Les terreurs de Romero, de Polanski (Rosemary’s Baby, 1968) ou de Don Siegel (L’Invasion des profanateurs de sépultures, 1956) étaient à leur époque subversives car, en rupture avec le cinéma classique de la frontière (bien et mal clairement identifiés), elles venaient de l’intérieur. D’où la difficulté à appuyer sur la gâchette. Car que feriez-vous si le monstre était votre enfant ou votre amour quelques heures plus tôt ? Avant d’être des morts-vivants, les zombies ont été des humains. Le sont-ils encore, et à quel point ? Cette reconnaissance de l’autre (donc de soi) dans le monstre est l’un des grands abonnés absents des jeux de zombie.

Zombie (Romero, 1978) – Study for a Head (Fancis Bacon, 1952)

Les gestes de la survie

Rappelons-le, le zombie c’est d’abord le synonyme de la fin du monde connu. Son existence équivaut à un scénario apocalyptique dans lequel il n’y a pas d’issue. L’origine de cette catastrophe a d’ailleurs peu d’importance (force inexplicable, virus contagieux, spore de venue de l’espace, pangolin…). Seul compte le présent – survivre – et tout ce qui a existé jusque-là n’est plus.

Or dans un monde condamné, « les gestes de la survie sont les seuls possibles » (Thoret, 2017) : c’est le grand motif de l’univers zombie. Le monde « d’avant » s’est effondré et il faut maintenant trouver des armes, des vivres, du matériel. La fouille et la découverte d’objets sont des mécaniques récurrentes des jeux de zombie. C’est même le leitmotiv du genre : la rareté des ressources, l’inexorable pression des masses, la dangerosité anxiogène de l’environnement. Ainsi, Dead of Winter se distingue-t-il des autres productions du genre à travers la mise en scène de l’organisation méticuleuse d’une colonie de survivants. Au-delà des dilemmes et de la semi-coopération, le jeu nous raconte au fond une histoire de fatigue, une lutte contre l’épuisement. Jouer, c’est résister face à cette marée inexorable qui nous submerge et nous dévore.

Pour incarner la survie, les jeux de zombie convoquent deux grandes familles de méta-mécaniques : le hasard et l’optimisation. Ici, c’est un jet de dé qui détermine l’issue d’un combat ; là, c’est l’organisation coordonnée de ses actions qui détermine l’efficacité d’un tour de jeu. Ces mécaniques retranscrivent ainsi à la fois l’incertitude permanente et la micro-gestion quotidienne d’un univers saturé de morts-vivants. C’est une façon de rejouter perpétuellement l’aube de l’humanité : la survie de la tribu en milieu hostile. C’est peut-être là une des raisons de la popularité du genre.

Le zombie est une fiction d’un pessimisme terrible : nous sommes condamnés à vivre dans un cauchemar perpétuel. Or cette perspective, si elle est rapidement acceptée comme un postulat classique du genre, n’est là encore que rarement exploitée dans les jeux de société. Les jeux entretiennent en effet l’illusion d’une « victoire » contre les zombis (dans Zombies!!!, on gagne en accédant à l’hélicoptère ou en tuant 25 zombis). En réalité, si certaines batailles peuvent être gagnées, la guerre, elle, ne le sera jamais : un monde de zombies est un monde sans fin. La seule question qui demeure, et qui n’a pas jusqu’à présent intéressé le monde des jeux, est : comment vivre sans espoir ?

Pulp Fiction (Tarentino, 1994) – Zombicide

La blague du zombie

Cela fait bien longtemps que le zombie n’est plus synonyme de terreur. Le mot même d’horreur semble ne plus avoir de signification. Notre surexposition aux violences du monde, consubstantielle de l’invasion totale de nos vies par les canaux numériques, participe très certainement de cette désensibilisation. Les jeux de société n’empruntent d’ailleurs que très peu au registre de la peur : il leur manque les conditions de captivité des sens et du corps (comme au cinéma), d’atmosphère et d’ambiance (comme dans un jeu de rôle) ou encore de décor et d’immersion (comme dans un escape game).

Ainsi, le zombie des jeux a naturellement emprunté la voie d’une sous-catégorie du genre : le zombie burlesque. Le mariage de l’horreur et de l’humour, partageant la même fonction cathartique, a démontré depuis longtemps sa valeur commerciale. Le gore potache ou le comique macabre sont au cinéma des genres établis et populaires, depuis probablement Braindead et jusqu’à Shaun of the Dead ou encore Zombiland.

Le jeu de société intègre abondamment cette dimension humoristique : Escape: Zombie City, Zombi Kidz Evolution, Flashback Zombie Kidz, Eat Z’em All ou encore l’inutile Oh My Brain en sont l’illustration parfaite. Le zombie verse désormais dans le genre du cartoon, achevant ainsi  sa reconversion en clown de salon : difficile dans ces conditions de lui faire dire autre chose que sa propre vacuité.

Braindead (Peter Jackson, 1992) — Pub d’un gamin heureux

Le monde rassurant des jeux

Le zombie déchire les corps, mange la chair : c’est, dans son essence, une créature cauchemardesque. Le jeu de société a pourtant réussi à inventer la figure « policée » du zombie, figé dans une unique pantomime (bras ballants ou dressé devant lui, bouche pendante, corps désarticulé). Il a été coulé dans une figurine de plastique que l’on peut toucher, déplacer, « manager ». Le zombie ne fait plus peur : c’est une coquille creuse que nous contrôlons. Or le mort-vivant fichait la trouille justement par son caractère incontrôlable : le débordement est le motif qui le caractérise.

Mais l’endoctrinement du zombie dans le jeu de société ne traduit pas tant le passage d’une figure de la contre-culture à un parangon du consumérisme que l’abandon caractéristique, par manque de contexte ou de volonté, de la question politique par le jeu de société. Du zombie, le jeu n’en a gardé que la forme et en a fait une bête apprivoisée, un ennemi générique, familier, consensuel – l’idéal d’une altérité qui ne dérange plus.

Les jeux emboitent ainsi le pas d’une tendance globalisé de l’espace culturel mainstream : représenter un monde qui ne vit qu’à travers le fantasme du contrôle total. Un monde dans lequel le mort-vivant – celui qui théoriquement dérange parce qu’il ébranle notre conception de la réalité et de la règle – n’est plus qu’une variable à gérer, réintégrée à l’ordre normal des choses. Le jeu de société, en convoquant le zombie sans en faire une occasion de déranger ou de troubler, continue d’alimenter l’endormissement général.

Ne vous y trompez pas : l’apocalypse de zombie est déjà là. Le dehors est un désert hostile et, repliés sur nos petites communautés, il ne nous reste qu’à nous bercer du spectacle de la mort inoffensive. Que le festin des cerveaux commence.

Romain Pichon-Sintes – Le Miroir des jeux – Février 2024

Références

BGG, Board Game Geek. La plus grande banque de donnée en ligne de jeux de société. Consultation en ligne en février 2023.

Daney, Serge (1976). « Matière grise », dans Les Cahiers du cinéma n°265.

Malausa, Vincent (2017). « George Romero, l’horreur comme jeu de stratégie et sport de combat ». Conférence dans le cadre de la rétrospective George R. Romero. Cinémathèque Française. En ligne : https://www.cinematheque.fr/video/1164.html

Rauger, Jean-François (2017). Texte d’introduction à la rétrospective George R. Romero. Cinémathèque Française. En ligne : https://www.cinematheque.fr/cycle/george-a-romero-429.html

Thoret, Jean-Baptiste (2007). Politique des Zombies. Ellipses.

Thoret, Jean-Baptiste (2013). Les Monstres Américains. Conférence en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=0SKIcPp-0Nw

Jeux cités

City of Horror (Nicolas Normandon, Repos Production, 2012)

Dawn of the Dead (John H. Butterfield, SPI 1978)

Dawn of Zeds (Hermann Luttmann, Victory Point Games, 2011)

Dead of Winter (Jonathan Gilmour & Isaac Vega, 2014)

Eat Z’em All (Loïc Lamy, Origames, 2024)

Escape: Zombie City (Kristian A. Østby, 2014)

Flashback Zombie Kidz (Baptiste Derrez & Marc-Antoine Doyon, 2022)

Hit Road Z (Martin Wallace, Asmodée, 2016)

Oh My Brain (Bruno Cathala & Théo Rivière, Lumberjacks Studio, 2021)

Zombie Kidz Evolution (Annick Lobet, Scorpion Masqué, 2018)

Zombicide (Raphaël Guiton, Jean-Baptiste Lullien & Nicolas Raoult, CMON Global Limited, 2012)

Zombies!!! (Todd Breitenstein & Kerry Breitenstein, Twilight Creations Inc., 2001)

Films cités

Braindead, Peter Jackson, 1992

Dawn of the Dead / Zombie, George Romero, 1978

L’Invasion des profanateurs de sépultures, Don Siegel, 1956

La Nuit des morts-vivants, George Romero, 1968

Répulsion, Roman Polanski, 1965

Rosemary’s Baby, Roman Polanski, 1968

Shaun of the Dead, Will Wright, 2004

Zombiland, Ruben Fleischer, 2009

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