Qui veut la peau du ‘Loup-Garou’ ?

Entre les griffes d’un genre planétaire

Boite du jeu Loups-Garous

Au risque de vous surprendre, la sociologie nous apprend que le jeu Les Loups-Garous de Thiercelieux était totalement inconnu de plus de 70% des français il y a encore quelques années (Berry & Coavoux, 2021), et ce malgré un succès planétaire du concept, une première édition française en 2001 et l’amour porté à cette activité par tous les camps scout du pays. Tout cela est vraisemblablement en passe de changer avec – soupir – l’« adaptation » du jeu en film sous la forme d’un Jumanji-like qui fera autant de vagues qu’un pet de mouche dans ma baignoire.

Les Loups-Garous de Thiercelieux appartient à la famille des jeux de « déduction sociale » (social deduction game), comme il en existe de nombreux autres (The Resistance, Secret Hitler, Shadow Hunter, Jinrou, ou encore le jeu-vidéo Among Us). Mais le succès de la variante lupine est tel qu’il n’y a rien d’étonnant aujourd’hui à parler d’un genre : le « Loup-Garou ». Ses grands motifs sont bien connus : les rôles cachés, la minorité informée vs. la majorité ignorante, les phases de vote, les pouvoirs spéciaux, mais surtout une mécanique de jeu structurée autour de la parole et de la communication.

J’ai voulu me questionner ici, au-delà de l’habituel débat du pour et du contre, sur ce qui se joue réellement dans une partie de Loup-Garou. Que nous raconte ce jeu qui rend les foules mordues ?

GrabFood Ma dói, une variante vietnamienne du concept –  Le film Loups Garous (François Uzan, 2024)

Émergence d’un jeu populaire

L’histoire du Loup-Garou est tortueuse, mais relativement bien balisée. À l’origine, il y a ce jeu embryonnaire, Mafia, imaginé au milieu des années 80 à Moscou et qui s’inscrit dans le lignage de la psychologie expérimentale. Asymétrie des rôles, débat et vote, toutes les bases y sont déjà posées – le reste ne sera que variation du même. Le format plaît et se diffuse rapidement hors des classes et des dortoirs. Il est facile à mettre en place, drôle à jouer et crée du lien social : c’est un hit en devenir.

Importé aux États-Unis, le jeu connaît dans les années 90 un relooking sur le thème des loups-garous et l’introduction des personnages (comme la Voyante), donnant le jeu Werewolf. Aujourd’hui, c’est le Loups-Garous de Thiercelieux que nous connaissons le mieux en France, à travers cette petite boîte de jeu carrée et son étonnante svastika, version de l’ancien éditeur Lui-Même (racheté depuis par Asmodée). Mais ces titres phares ne sont que l’arbre qui cache la forêt : il existe des dizaines de variations du concept, notamment en Asie, sans compter les versions en ligne du jeu et ses innombrables mutations parmi les fans.

Cette capacité au détournement et à la réappropriation (Becker, 2020) est probablement l’un des facteurs clé du passage du jeu dans l’espace des communs. Du fait de la légèreté de son matériel et de ses règles, le genre mène sa vie, se transforme, évolue et produit des myriades d’avatars, de communautés, de fan-made et de produits culturels dérivés (dont – soupir – un film). Il relève aujourd’hui du patrimoine.

Mais ce succès tient peut-être également au fait que le dispositif reproduit une situation rare et pourtant nécessaire : l’exercice de la décision collégiale, libre et sans contrainte. À travers un protocole simple et un collectif éphémère, nous vivons avec le Loup-Garou une expérience démocratique « à l’os ». La vie et la mort des membres de la communauté se décident par vote, alliances et majorités. Le jeu produit une forme de rituel, presque mystique, dans lequel sont reproduits et assouvis tous les fantasmes (et réalités) de la société organisée : manipulation, mensonge, paranoïa, lynchage aveugle et loi des foules.

Wolf (Mike Nichols, 1994) – "A Game of Deception, Paranoia, and Mob Rule" : règles du jeu original Werewolf

Le hasard du rôle

Dans un Loup-Garou, chaque joueur reçoit une carte qui définit secrètement son rôle (villageois, loup-garou ou autre personnage spécial, considéré généralement comme un villageois). Cette première répartition au hasard abolit toute prédétermination des équipes, faisant fi d’éventuelles affinités ou prédisposition pour tel ou tel rôle. Or si la distribution à l’aveugle est un présupposé de culture ludique, elle n’est pourtant pas exempt de signification.

Dans un jeu qui révèle les dynamiques de groupes et les rapports de force de façon émergeante, le hasard des rôles pousse à sortir de son habitus. La généalogie d’une position sociale est alors évacuée : je me réveille un jour coupable ou innocent. Dès lors, toute défense devra être construite ad-hoc. Elle ne sera pas le fruit d’une vie de duplicité ou de bonne foi – je vais devoir m’improviser.

C’est là le premier ver dans la pomme démocratique que nous fait croquer le jeu : l’oblitération de tout passé. Une partie de Loup-Garou n’est rattachée à aucun contexte, elle est « hors sol ». Le village qui se réveille n’a pas d’Histoire (autre que celle des parties précédences et de la familiarité des joueurs) – il n’a que des croyances. Le pire de nos sociétés ne prend-il précisément pas sa source dans cette substitution de l'une par l'autre ?

12 hommes en colère (Sydney Lumet, 1957) – Mafia (Dimitry Davidoff, édité par Art. Lebedev Studio en 2007)

Heuristiques du Loup-Garou : la stratégie de la survie

Bien qu’il se structure en deux camps opposés, le Loup-Garou est fondamentalement un jeu individualiste – chacun veut sauver sa peau. Les stratégies s’opèrent donc avec ce seul objectif en tête, sous couvert d’une défense de la communauté. C’est là toute la profondeur du jeu – et la force du miroir qu’il nous renvoie : la poursuite de mon intérêt égoïste peut servir à la survie du collectif. Tout joueur se pose donc la question : quelle façon de jouer me sera la plus bénéfique ?

L’« heuristique » d’un jeu (Elias & al, 2012) représente à la fois la lecture éclairée de l’état d’avancement d’une partie et les possibilités stratégiques. On parle d’heuristique « de position » (qui est en train de gagner ?) et d’heuristique « de direction » (quelle stratégie prendre pour aller vers la victoire ?). L’heuristique d’un jeu n’est quasiment jamais expliquée dans ses règles : elle est fondamentalement émergente et se découvre ou se transmet au fil des parties. Certaines sont immédiatement accessibles aux joueurs débutants. D’autres, plus complexes, se révèlent à des niveaux intermédiaires ou avancés.

Dans le cas du Loup-Garou, les heuristiques sont à la fois basiques et relativement complexes du fait qu’elles dépendent beaucoup de la composition du groupe, des personnalités impliquées, du charisme et des compétences persuasives que chacun possède. C’est ce qui fait l’un des attraits du jeu : aucune stratégie n’est assurée d’être gagnante et doit constamment être réactualisée. Toute vindicte trop appuyée à l’encontre d’un joueur pourra par exemple se retourner contre vous : d’où vous vient votre certitude ? N’est-ce pas là que vous êtes vous-même un loup-garou ?

« Un groupe d’individus, nombreux et non informés, est-il plus puissant qu’une élite informée ? » (Dimitri Davidoff, créateur du jeu Mafia)

Trop discret ? Vous êtes louche. Trop bavard ? Vous êtes louche. Les meilleurs orateurs ne sont en effet pas toujours assurés de gagner : plus que suspecte, la compétence apparaît ici comme dangereuse. Une stratégie efficace est alors d’utiliser le poids du groupe pour éliminer un leader ou un joueur qui, s’il venait à vous affronter en duel, serait meilleur que vous. C’est une manœuvre bien connue que l’on retrouve également dans les jeux de survie télévisés, les parties multijoueurs de Magic The Gathering… ou encore – soupir – dans les institutions, entreprises et administrations.

L’heuristique principale du Loup-Garou est finalement celle du juste milieu. Il faut être présent et actif, mais pas trop, discret et tempéré, mais pas trop non plus. En somme, apparaître aux yeux des autres comme une figure de sage dont le jugement est sûr et la parole est vérité – en un mot, être un bon influenceur (et le lien avec le sens moderne n'est par fortuit : nous plaçons notre confiance dans ces figures polarisantes et nous nous déchargeons de l'esprit critique nécessaire à l'édification de notre propre jugement).

La poursuite impitoyable (Arthur Penn, 1966)

Plaidoirie ex-nihilo

La communication et l’analyse des discours sont au cœur du Loup-Garou. Mais le hic c’est qu’au départ… il n’y a rien à analyser ! Les preuves tangibles n’émergent qu’avec le temps : plus la partie dure, plus les comportements se décèlent, les positions s’éclaircissent, les groupes se forment et les convictions se renforcent, étayées par la révélation des rôles éliminés. Les accusateurs affinent leur argumentaire à partir de la justesse de leurs prédictions respectives.

Une grande partie du jeu consiste donc à se forger un avis sur son entourage sans aucun support autre que le ressenti, l’observation directe et l’analyse des signes immédiats. Les premières accusations sont nécessairement arbitraires, basées sur un détail, un regard, un silence suspect – voire une coupe de cheveux. Un faux mouvement et tout le monde peut se jeter sur vous : il est en effet toujours plus confortable d’accuser un autre, même innocent, plutôt que d’être accusé soi-même.

Le Loup-Garou incarne à merveille l’art subtil de construire sur du vide. En fin de partie, les joueurs auront réussi à développer un référentiel complet de valeurs, de confiance et d’éthique sans aucun axiome fondamental pour le soutenir. À la base de tout, rien de tangible – seulement du vent et des doutes.

Le Loup-Garou est ainsi à juste titre habité tout entier par cette question de la confiance, et à plus forte raison au sein du groupe majoritaire des villageois. Comment savoir qui est mon allié ou mon ennemi ? Il n’y a autour de moi que des masques qui dansent et ma survie dépend d’un saut de foi que je vais faire en prenant le parti de croire l’autre sur parole. Le Loup-Garou nous rappelle ainsi, dans une société organisée (ou même une amitié, un couple), que la confiance accordée à l’autre part d’un choix, raisonné ou instinctif. C’est ce don de confiance qui est la fondation de toute communauté. Mais le postulat est fragile : dès lors que le doute s’est introduit dans la fissure de ma crédulité, comment puis-je encore croire ? Leçon aux politiciens et aux conjoints infidèles.

« Honest players have to suspect everybody, but they have an advantage of being the majority. » (Règles du jeu Mafia)

Le Procès (Orson Welles, 1962) – Concetto spaziale (Lucio Fontana, 1968)

La mort de la preuve

L’autre n’est donc peut-être pas celui qu’il prétend être – vieille hantise universelle de l’humanité. C'est pour cette raison que le thème des loups-garous n’aura jamais été aussi pertinent : il convoque la peur panique de l’altérité contenue dans le même, terreau fertile pour toutes les déviances de l’irrationnel des foules : suggestibilité, « contagion », irresponsabilité (Le Bon, 1895).

Si le Loup-Garou plait tant c’est qu’il est en parfait alignement avec notre époque de « post-vérité » dans laquelle la prise émotionnelle l’emporte sur la tempérance des faits. Le débat politique, les réseaux sociaux et les parties de Loup-Garou ne sont que quelques-unes des arènes traversées par cette marginalisation de la pensée critique. Et même si le concept de post-vérité reste débattu – les affects ayant toujours eu un rôle dans les prises de décision –, il n’en demeure pas moins qu’au sein de notre « démocratie des crédules », nous manquons à notre devoir de rationalisation de l’information et restons par nature très susceptibles de souscrire à un régime de croyance.

« Le régime de la connaissance que permet le progrès de la science est un régime exceptionnel et celui de la croyance est notre régime normal. Nous sommes des êtres de croyance. » (Entretien avec Gérald Bronner, 2017)

Dans un Loup-Garou comme sur la toile, la question du vrai et du faux est relative : seule compte la réponse aux attaques qui cherchent à vous destituer. Or, comme le débat porte moins sur les faits que sur les ressentis, l’apparence du vrai suffit, tant qu’elle me conforte dans mes convictions et me permet d’intégrer un sous-groupe identitaire qui assure ma survie. La réalité de la preuve n’a plus d’importance. À partir d’un certain niveau de couches superposées, l’édifice de notre raisonnement finit par oublier qu’il est à l’origine fondé sur une pure croyance idiosyncratique.

Sporz Original Outbreak (2011, Éditions La Donzelle) : une variante intéressante de Loup-Garou, avec des mutants – The Thing (John Carpenter, 1982)

Leçon pour l'avenir

Le Loup-Garou est donc en miniature un exercice du collectif, passionnant et terrifiant à la fois, d’un cynisme cinglant. D’un côté, c’est un terrain d’entrainement pour les loups dans la bergerie : comment tromper son monde et conserver sa domination sur les ignorants ? D’un autre, c’est l’apprentissage à échelle réduite de l’engrenage d’un déficit de confiance : comment la paranoïa produit-elle de la violence aveugle ?

Au fond, le péché originel que met en scène le jeu est peut-être bien celui du manque de transparence (des rôles, des intentions, des raisons). Mimétisme parfait de la culture du secret de nos sociétés, la mécanique du rôle caché suffit à elle seule à ouvrir la boîte de Pandore de nos aliénations. À l’horizon, c’est sinon la destruction du moins l’effritement du corps social qui nous attend : comment se sortir de l’impasse des loups-garous, sinon par toujours plus de transparence, d’honnêteté, de confiance ? Le Loup-Garou ne serait-il pas, in fine, un plaidoyer pour une société moins opaque et plus ouverte ? Il serait temps, en effet, que le village se réveille.

Romain Pichon-Sintes – Le Miroir des jeux – Avril 2024

Références

Aho-Nienne, Celine (2021). « À qui appartiennent les Loups-Garous de Thiercelieux ? Retour sur un jeu devenu un bien commun ». Site de l’éditeur Okopix. En ligne.

Becker, Iniz (2020). Les pratiques transmédiatiques et les pratiques d’appropriation des communautés de joueurs de Social Deduction Games : le cas du Loup-garou. Mémoire de master en Information et communication, sous la direction de Clotilde Chevet, Celsa - Sorbonne Université. En ligne.

Berry, Vincent & Coavoux, Samuel (2021). “« Qui veut jouer au Monopoly ? » Cultures et pratiques du jeu de société en France”. Sciences du jeu, 14.

Elias, G. S., Garfield, R. & Gutschera, K. R. (2012). Characteristics of Games. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press.

Le Bon, Gustave (1895). Psychologie des foules.

Olicard, Fabien (2023). « L'Histoire secrète (et pas jolie) du Loup Garou de Thiercelieux ». Sur la chaîne CKanKonJoue. En ligne.

Tuckman, Bruce & Jensen, Mary Ann (1977). « Stages of small-group development revisited », dans Group & Organization Management, 2.

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